Résumé
Souleymane K. (pseudonyme) a quitté seul son domicile en Côte d'Ivoire en 2022, alors qu'il avait 15 ans. Après avoir été battu par un trafiquant d'êtres humains potentiel qui lui a laissé de profondes cicatrices, il s'est rendu au Mali, où il a passé six mois à travailler de longues heures à effectuer des travaux domestiques. Il a finalement réussi à se rendre en Libye, où il a été arbitrairement détenu à Sabratha par un groupe non identifié et régulièrement battu par des gardes. Au bout de trois mois, il a été relâché après avoir payé un pot-de-vin et il a réussi à monter à bord d'un Zodiac, un grand bateau pneumatique, avec plus d'une centaine de personnes. Un navire de la marine a secouru le groupe après deux ou trois jours en mer et les a emmenés en Italie.
Souleymane a été victime de racisme et d'autres traitements discriminatoires en Italie, a-t-il déclaré à Human Rights Watch, et a décidé de se rendre en France. Lorsqu'il atteint Vintimille, une ville italienne située à la frontière française, il a rencontré un garçon guinéen et ils ont tenté de passer ensemble en France en train. Après deux tentatives successives au cours desquelles la police française les a arrêtés et forcés à retourner en Italie, ils ont marché une journée entière à travers les Alpes pour rejoindre Nice, en France. « Cela a pris une journée entière de marche en montagne. C'était difficile, on a marché, on a marché, on a tellement marché », a-t-il expliqué à Human Rights Watch.
Une fois arrivé à Nice, Souleymane a dormi dans la rue pendant deux nuits jusqu'à ce qu'un inconnu lui propose de lui acheter un billet de train pour Marseille. À son arrivée à Marseille, il a dormi trois nuits sous l'escalier de la gare Marseille-Saint-Charles avant qu'un bénévole d'une association locale ne le découvre et l'accompagne au commissariat afin qu'il remplisse une déclaration selon laquelle il n’était pas accompagné.
Les services de protection de l’enfance l’ont placé dans un hébergement d’urgence temporaire en attendant une évaluation visant à déterminer s’il avait moins de 18 ans et s’il était donc éligible à l’aide sociale à l’enfance. Au bout d'un mois, Souleymane a reçu une évaluation négative de son âge pour des raisons qu'il ne comprend toujours pas :
Ils m'ont placé dans un hôtel, où ils m'ont surveillé. Après l’évaluation, ils m’ont dit que j’étais adulte parce que j’aime sortir pendant la journée pour jouer au foot. Ils ont dit que parce que je ne reste pas à l’hôtel, je suis trop indépendant pour être mineur. Vendredi, j'ai échoué à mon évaluation et le lundi suivant, j'ai été obligé de quitter l'hôtel. J'ai dormi dans la rue pendant une semaine jusqu'à ce qu'un ami m’a mis en contact avec une association qui aide aux enfants comme moi.
Souleymane fait partie des milliers d'enfants non accompagnés qui quittent leur pays et se rendent en France chaque année. Une fois en France, ces enfants font fréquemment l'objet d'une évaluation de leur âge pour déterminer s'ils seront pris en charge par le système de protection de l'enfance (Aide sociale à l'enfance, ASE) et bénéficieront de services tels qu'une assistance juridique, la désignation d'un tuteur, un hébergement, des soins de santé ainsi que l’accès à l’éducation.
En France, les enfants migrants non accompagnés ont droit à un accueil provisoire d’urgence (APU), en attendant une évaluation de leur âge. Pourtant, bon nombre d’entre eux doivent attendre des semaines ou des mois avant de pouvoir bénéficier d’un abri.
Les évaluations de l’âge comprennent généralement une période d’observation, un examen des pièces d’identité et un entretien. À Marseille, 50 % des personnes qui s’identifient comme des enfants se voient initialement refuser la reconnaissance formelle en tant qu'enfants. Comme dans le cas de Souleymane, ces résultats semblent souvent être le produit de raisons arbitraires qui écartent indûment les témoignages des enfants et autres preuves. Une conséquence immédiate d'une évaluation d'âge négative est l'expulsion d'un accueil provisoire d'urgence, qui expose les enfants à la vie dans la rue, à des traitements dégradants et à un risque de violence, d'exploitation et de traite des êtres humains.
Faire appel d'une décision défavorable est possible, et près de 75 % des enfants à Marseille qui demandent le réexamen de leur cas devant un juge obtiennent finalement l'annulation de l’évaluation négative de leur âge. Cependant, le processus prend du temps ; l’examen par les tribunaux peut prendre des mois, voire des années. Dans l’intervalle, les retards dans la reconnaissance formelle du statut de mineur empêchent les enfants d’entrer dans le système de protection de l’enfance ainsi que d’accéder aux droits qui leur sont accordés, notamment au logement, à la santé et à l’éducation.
À Marseille, pendant que les enfants attendent qu'un juge entende leur cause, ils dorment souvent devant la gare Marseille-Saint-Charles ou ailleurs dans la rue jusqu'à ce qu'ils trouvent de l'aide auprès d'un réseau d'associations locales qui gèrent des squats, ou de particuliers qui leur offrent bénévolement une place chez eux. Sans l’aide de telles initiatives privées, ces enfants se retrouveraient sans abri.
Les évaluations négatives de l’âge et les périodes prolongées dans un vide juridique entraînent des conséquences néfastes sur la santé physique et mentale des enfants. Après des voyages longs et dangereux, l’écrasante majorité des enfants migrants arrivent à Marseille présentant des symptômes de stress post-traumatique et de détérioration de leur santé mentale, et sans accès à un soutien psychosocial. Du fait qu’ils ne sont pas éligibles au système de santé universel en France sans reconnaissance formelle en tant qu’enfants, leurs besoins de santé ne sont pas toujours identifiés et traités, et les soins médicaux et le soutien psychosocial peuvent être retardés.
Un professionnel de la santé soignant des enfants migrants non accompagnés dans un centre de santé gratuit à Marseille a déclaré : « Nous constatons de nombreux problèmes de santé liés au post-traumatisme du voyage que ces enfants entreprennent pour arriver ici. Bon nombre sont blessés en cours de route mais ne reçoivent jamais de soins, et presque tous souffrent de détresse psychologique, se manifestant par des maux de tête, des difficultés à dormir et du stress. »
De plus, les jeunes migrants non accompagnés sont dans une situation de flou administratif : le système de protection de l’enfance a décidé qu’ils ne sont pas des enfants, mais le système de santé ne les considère pas comme ayant une totale autonomie dans leurs décisions en matière de santé tant qu’ils ne sont pas adultes. En conséquence, l’autorisation médicale pour les opérations chirurgicales et les interventions leur est souvent refusée.
A., une adolescente enceinte originaire d'Afrique de l'Ouest, a été accompagnée à l'hôpital par une assistante sociale du Comede, une association fournissant des services de santé aux demandeurs d'asile de Marseille, pour un avortement. Lorsque Human Rights Watch s’est entretenu avec l’assistante sociale en juin 2023, A. entrait dans son deuxième trimestre de grossesse et n'avait toujours pas suivi la procédure d’avortement car la date de naissance figurant sur ses documents d'identité ne correspondait pas aux documents du département la considérant comme une adulte. Elle approchait du délai légal d’interruption volontaire de grossesse en France, soit la quatorzième semaine de grossesse. (Dans cette description et dans d'autres descriptions de cas médicaux, à la demande de la personne ou des organisations travaillant avec ces enfants, nous identifions l'enfant uniquement par une initiale choisie au hasard).
Alors qu'en principe le droit à l'éducation est garanti à tous les enfants, quel que soit leur statut migratoire, les enfants migrants non accompagnés à Marseille connaissent des retards dans leur inscription à l'école pendant qu'ils demandent le réexamen d'une détermination défavorable de leur âge. Même lorsque leur âge est accepté par les autorités scolaires, la plupart des enfants avec lesquels nous avons discuté ont attendu des mois avant d'être inscrits à l'école car il n'y avait pas de place disponible pour eux.
Dans l'un de ces cas, Isaac T., un Ivoirien de 15 ans qui attendait le résultat des audiences judiciaires lorsque nous avons discuté avec lui en juin 2023, nous a déclaré : « Étudier en France était mon rêve, mais maintenant je ne suis pas sûr que cela arrivera un jour… J'ai passé le test de placement scolaire il y a très longtemps, mais je ne vais toujours pas à l'école », expliquant qu'il était en France depuis six mois et qu'il n'avait toujours pas été affecté à un établissement scolaire.
Les périodes prolongées dans le vide juridique ont également des implications sur la régularisation du statut juridique d’un enfant à l’âge adulte. En vertu de la loi française, les enfants n’ont pas besoin de visa ni de titre de séjour pour séjourner sur le territoire français, tandis que les adultes — et les personnes qui ne sont pas formellement reconnues comme des enfants — sont sujets à la détention et à l’expulsion sans ces documents. Une fois arrivés à l’âge adulte, les enfants ont la possibilité de recevoir un permis de séjour ou, dans certains cas, la citoyenneté, en fonction de leur âge au moment de leur entrée dans le système de protection de l’enfance, ce qui signifie que les retards dans la reconnaissance formelle de minorité peuvent entraîner des conséquences durables sur leur statut juridique.
Dans un de ces cas, Koffi T., un garçon ivoirien de 17 ans, a été officiellement reconnu comme un enfant à la veille de son dix-huitième anniversaire. Une bénévole du Collectif 113, une association d'aide aux enfants migrants non accompagnés basée à Marseille, nous a confié : « Maintenant, nous devons nous dépêcher pour qu'il soit placé dans une école d'ici l'automne prochain afin qu'à son dix-neuvième anniversaire, il ait suivi une formation professionnelle pendant au moins six mois. C’est une course contre la montre. »
Un projet de loi controversé sur l'immigration adopté en décembre 2023 menaçait de réduire de nombreuses protections pour les demandeurs d'asile et les migrants. En janvier 2024, le Conseil constitutionnel, qui contrôle la constitutionnalité des lois, a rejeté certaines de ses dispositions les plus restrictives, en grande partie pour des raisons de procédure. À ce stade, il est compliqué de déterminer la manière dont les autres dispositions du projet de loi affecteront les jeunes migrants non accompagnés qui ont reçu une évaluation initiale défavorable de leur âge et qui cherchent à faire réexaminer leur cas par le juge des enfants.
Une protection insuffisante des enfants migrants non accompagnés à Marseille est contraire aux obligations de la France de leur accorder des garanties spéciales protégeant leurs droits humains, telles que définies dans le droit international et européen. L'État français et le département des Bouches-du-Rhône ont la responsabilité de veiller à ce que les enfants bénéficient d'un hébergement adéquat, que leurs besoins de santé soient pris en charge et qu'ils aient accès à l'éducation pendant qu'ils exercent leur droit de réexamen des évaluations négatives de l'âge.
Glossaire
ADDAP 13 Association Départementale pour le Développement des Actions de Prévention des bouches-du-rhône (13), une agence à but non lucratif mandatée par le département des Bouches-du-Rhône pour évaluer l'âge des enfants non accompagnés et assurer leur prise en charge et leur protection.
AME Aide médicale de l’État, soins de santé pour les personnes en situation irrégulière
APU Accueil provisoire d’urgence
ASE Service de l’aide sociale à l’enfance, le système de protection de l'enfance en France
CASNAV Centre académique pour la Scolarisation des enfants Allophones Nouvellement Arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs
CCAS Centre communal d'action sociale
CeGGID Centre gratuit d'information, de dépistage et de diagnostic, centre gratuit d'information, de dépistage et de diagnostic sur le VIH, l'hépatite virale et les IST
CESEDA Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile
CHRS Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale
CLAT Centres de lutte antituberculeuse
C2S Complémentaire Santé Solidaire, une complémentaire santé subventionnée qui couvre les dépenses non couvertes par la couverture maladie universelle
Département Une division administrative de la France. Marseille est la préfecture, ou capitale, du département des Bouches-du-Rhône
Juge des enfants Juge du tribunal pour enfants, exerçant un contrôle sur les enfants à risque
Jugement supplétif Jugement supplémentaire, procédure qui permet à un juge d'ordonner la délivrance d'actes de naissance retardés ou de remplacement, généralement sur présentation de témoins pouvant attester de la naissance et de la filiation d'un enfant
MNA Mineur non accompagné, enfant migrant non accompagné
OPP Ordonnance de placement provisoire, une ordonnance qui oblige le département à fournir un hébergement pour l’individu en attente d’une évaluation de l’âge ou pendant la durée de la procédure judiciaire
PASS Permanence ď Accès aux Soins de Santé, centres médicaux hospitaliers pour les personnes sans couverture de soins de santé
DPJJ Direction de la Protection de la Jeunesse et de la Justice des Mineurs
PUMa Protection Universelle Maladie, une couverture santé universelle pour les personnes résidant légalement en France
115 Un numéro de téléphone d'urgence que les sans-abri en France peuvent utiliser pour trouver un hébergement temporaire
Recommandations
À l'État français
- Veiller à ce que tous les départements disposent de fonds et de ressources suffisants pour remplir leurs fonctions de protection de l'enfance.
- Garantir une offre suffisante d’hébergements pour tous les enfants non accompagnés en France, notamment en augmentant le nombre de places dans les centres d'hébergement d'urgence.
À l'Aide sociale à l'enfance (ASE), au Conseil départemental des Bouches-du-Rhône et à l'Association Départementale pour le Développement des Actions de Prévention des bouches-du-rhône (13) (ADDAP 13)
- Veiller à ce que les évaluations de l'âge ne soient utilisées qu'en cas de doutes sérieux et crédibles quant à l'affirmation d'un individu selon laquelle il a moins de 18 ans. Les évaluations de l'âge devraient chercher à établir un âge approximatif au moyen d'entretiens et d'examens de documents, comme le recommandent les normes internationales. Ces procédures devraient accorder le bénéfice du doute, conformément aux normes internationales, de sorte que s'il existe une possibilité qu'une personne soit un enfant, elle soit traitée comme tel.
- Lorsqu'il existe de sérieuses incertitudes quant à l'affirmation d'une personne selon laquelle elle a moins de 18 ans, veiller à ce que les procédures d'évaluation de l'âge utilisées soient de nature multidisciplinaire et menées d'une manière « empreinte de neutralité et de bienveillance ».
- Veiller à ce que les évaluations de l'âge soient effectuées d'une manière qui tienne compte de l'âge, du sexe, du genre, de la maturité psychologique et de l'état émotionnel de l'enfant.
- Veiller à ce que des interprètes qualifiés assistent les enfants migrants non accompagnés.
- Fournir aux enfants non accompagnés des informations verbales et adaptées à leur âge sur leurs droits et les prestations en France en tant qu'enfants.
- Veiller à ce que toutes les personnes en attente d'une évaluation de leur âge bénéficient d'un hébergement d'urgence immédiat pendant une durée minimale de cinq jours ou jusqu'à la fin de l'évaluation, comme le prévoit l'article R.221-11 du Code de l'action sociale et des familles.
- Veiller à ce que la période d'hébergement d'urgence soit prolongée pour couvrir toute période d'appel d'une détermination d'âge défavorable.
- Mettre en place des hébergements séparés adaptés pour les jeunes adultes et les personnes dont l’âge est contesté et, en attendant, veiller à ce qu'il y ait des places adéquates et protégées dans les établissements existants.
- Veiller à ce que l'hébergement d'urgence soit sûr, conforme aux règles d’hygiène, adapté aux enfants et conforme à la dignité humaine.
- Publier et mettre en œuvre des directives claires à l'intention du personnel de l'ADDAP 13 selon lesquelles les évaluations de l'âge doivent respecter la réglementation française, qui exige une évaluation sociale complète par un personnel formé. En particulier :
- Appliquer la présomption de minorité, comme l'exige la loi française.
- Accorder le bénéfice du doute, de sorte que s'il existe une possibilité qu'une personne soit un enfant, elle soit traitée comme tel.
- Considérer les actes de naissance et autres documents civils étrangers comme authentiques, sauf preuve concrète du contraire.
- Mettre en œuvre le guide de bonnes pratiques publié par la Direction générale du ministère de la Santé (DGS) et la Direction générale du ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale (DGSCS). En particulier :
- Veiller à ce que, dans les 48 heures suivant leur entrée dans l'accueil provisoire d'urgence (APU), les enfants bénéficient d'un premier bilan de santé, distinct de la procédure d'évaluation de l'âge, portant à la fois sur les aspects physiques et psychologiques.
- Veiller à ce que les enfants aient une visite médicale complète, distincte de la procédure d'évaluation de l'âge, avec une infirmière agréée par l'État en étroite collaboration avec un médecin, au moins trois jours après qu'ils ont été « stabilisés dans la sécurisation de leurs besoins fondamentaux ».
- Veiller à ce que les évaluations de santé incluent les soins de santé sexuelle et reproductive, notamment le dépistage éclairé et consenti de la grossesse, le risque de violence, les besoins en matière de contraception ainsi que l'accès à la contraception d'urgence ou à l'avortement si nécessaire.
- Veiller à ce que les professionnels de santé évaluant les enfants soient correctement formés sur la santé des enfants, les facteurs culturels et les résultats de santé liés à la migration, notamment le stress post-traumatique ainsi que la violence sexuelle et autres violences sexistes.
- Veiller à ce que les évaluations de santé soient effectuées de manière confidentielle et centrée sur le patient.
- Tenir compte de la santé mentale et du bien-être psychologique au moment de déterminer si une personne est apte à subir une évaluation de son âge.
- Fournir aux enfants les informations personnelles sur leur santé recueillies lors de la phase d'évaluation.
- Garantir que les enfants aient accès aux soins de santé, notamment à des soins de santé mentale et à un soutien psychosocial respectueux des droits.
- Veiller à ce que les enfants qui ont souffert de troubles de santé mentale et/ou qui sont atteint de problèmes de santé mentale aient accès à des aménagements raisonnables au cours du processus d'évaluation de l'âge afin de garantir qu'ils puissent y participer de manière significative.
- Assurer le suivi des soins et rappeler aux enfants les rendez-vous médicaux prévus.
- Étendre la Protection universelle maladie (PUMa), complétée par l’assurance Complémentaire santé solidaire (C2S), pendant toute la période de recours contre une détermination d'âge défavorable.
Au Tribunal pour Enfants
- Les juges devraient examiner sans tarder les évaluations négatives de l'âge.
- Les juges devraient appliquer la présomption, telle qu'énoncée dans l'article 47 du Code civil, selon laquelle les documents d'identité délivrés à l'étranger sont valables.
Au Gouvernement, à l'Assemblée nationale et au Sénat
- Modifier le Code de l'action sociale et des familles pour préciser que la détermination de l'âge doit être utilisée en dernier recours, uniquement lorsqu'il existe des doutes sérieux quant à l’âge déclaré d’une personne et lorsque d’autres approches, notamment les efforts déployés pour rassembler des preuves sous la forme de documents, n’ont pas permis de déterminer l’âge.
- Veiller à ce que l'éligibilité au permis de séjour et à la nationalité une fois atteint l'âge adulte soit calculée à partir de la date à laquelle une personne sollicite pour la première fois des soins auprès du système de protection de l'enfance, plutôt qu'à partir de la date à laquelle elle reçoit une reconnaissance formelle, afin qu'elle ne soit pas désavantagée par des retards dans le processus d'évaluation de l'âge.
Au ministère de l'Éducation
- Veiller à ce que tous les enfants migrants non accompagnés en France aient accès à l'éducation, conformément à la loi française et aux normes internationales.
- Veiller à ce que les enfants soient inscrits à l'école sans délai.
- Veiller à ce que les autorités scolaires disposent des ressources nécessaires pour fournir une éducation à tous les enfants, et pour fournir un appui psychologique en cas de besoin.
Au ministère de la Santé
- Veiller à ce que tous les enfants migrants non accompagnés aient droit à un accès rapide et inconditionnel à une protection de santé universelle complète (PUMa et C2S) dès leur entrée dans la période d'accueil provisoire d'urgence.
- Veiller à ce que des services de santé mentale ainsi qu’un soutien psychosocial adéquats et respectueux des droits soient disponibles.
- S’assurer de la disponibilité d’interprètes pour les rendez-vous médicaux, y compris de santé mentale.
- Veiller à ce que les enfants migrants non accompagnés puissent recevoir sans délai les soins de santé dont ils ont besoin, notamment l’ensemble des services de santé sexuelle et reproductive, grâce à des mesures appropriées telles que la suppression des obstacles à un accès effectif, tels que les exigences formelles ou de facto d’être pris en charge par le système de protection de l'enfance.
Méthodologie
Ce rapport s’appuie sur 58 entretiens, dont 18 auprès de demandeurs d’asile et de migrants à Marseille qui se sont identifiés comme des enfants de moins de 18 ans. Tous les enfants migrants non accompagnés interviewés étaient de sexe masculin : la grande majorité des enfants migrants non accompagnés entrant en France sont des garçons, et bien que nous ayons tenté d'identifier des filles non accompagnées qui accepteraient de nous parler, nous n'y sommes pas parvenus. Les entretiens ont été réalisés entre mars 2023 et juillet 2023. Les enfants non accompagnés étaient originaires du Bangladesh, du Burkina Faso, de Gambie, du Ghana, de Côte d'Ivoire, de la République de Guinée (souvent appelée Guinée Conakry pour la distinguer de la Guinée-Bissau et de la Guinée équatoriale) et de Sierra Leone.
En outre, Human Rights Watch s'est entretenu avec 40 membres d’associations humanitaires, des avocats, du personnel de santé, notamment des pédiatres, d'autres médecins, des travailleurs sociaux, des psychologues pour enfants, des agents des autorités locales et des bénévoles engagés dans l’aide à l’hébergement, l’aide juridique, ou dans des activités pour les jeunes migrants et demandeurs d'asile à Marseille.
Human Rights Watch a également examiné des dossiers, notamment les évaluations négatives de l'âge émises par l'Association Départementale pour le Développement des Actions de Prévention des bouches-du-rhône (13) (ADDAP 13), l'association déléguée par le conseil départemental des Bouches-du-Rhône pour réaliser des expertises d'âge. Human Rights Watch a rencontré l'ADDAP 13 et a ensuite sollicité et reçu ses observations écrites sur les conclusions de ce rapport.[1] Nous avons inclus des extraits de ces observations dans les parties concernées du rapport. Human Rights Watch a également sollicité des commentaires écrits du conseil départemental des Bouches-du-Rhône mais n'a pas reçu de réponse avant que ce rapport ne soit finalisé pour publication.[2] Les lettres de Human Rights Watch et la réponse de l’ADDAP 13 figurent dans les annexes de ce rapport.
Les chercheurs de Human Rights Watch ont mené des entretiens en français et en anglais. Avant chaque entretien, nous avons expliqué à toutes les personnes interviewées la nature et le but de notre recherche, le caractère volontaire et confidentiel des entretiens, et le fait qu'elles ne recevraient aucun service personnel, avantage ou compensation pour nous avoir parlé. Nous avons obtenu le consentement verbal de chaque personne interviewée et leur avons indiqué qu'elles pouvaient interrompre l'entretien à tout moment et refuser de répondre à toute question. Les entretiens étaient semi-structurés et couvraient un éventail de sujets liés à l’accès aux soins, à l’hébergement, aux démarches juridiques et aux droits des enfants. La plupart des entretiens ont été menés en personne, et certains par téléphone. La durée moyenne de chaque entretien était d'environ une heure. Human Rights Watch a pris des précautions pour éviter de traumatiser à nouveau les enfants interviewés pour ce rapport.
Tous les noms d'enfants utilisés dans ce rapport sont des pseudonymes. Dans les descriptions de cas médicaux, nous avons attribué un pseudonyme composé d'une initiale choisie au hasard et masqué l'âge précis, le pays d'origine et la date d'arrivée, à la demande de la personne ou des organisations travaillant avec ces enfants.
Conformément aux normes internationales, le terme « enfant » désigne une personne âgée de moins de 18 ans.[3] Tout comme le Comité des droits de l'enfant des Nations Unies et d'autres instances internationales, nous utilisons dans ce rapport le terme « enfants non accompagnés » pour désigner les enfants « qui ont été séparés de leurs deux parents et d'autres membres proches de leur famille et qui ne sont pas pris en charge par un adulte investi de cette responsabilité par la loi ou la coutume. »[4]
Le terme « migrant » n’est pas défini dans le droit international ; nous utilisons ce terme dans son acception la plus courante, à savoir « une personne qui s'éloigne de son lieu de résidence habituelle, que ce soit à l'intérieur d'un pays ou au-delà d'une frontière internationale, temporairement ou définitivement, et pour diverses raisons. »[5] Il inclut les demandeurs d’asile et les réfugiés, et les « enfants migrants » incluent les enfants demandeurs d’asile et réfugiés.[6] Certaines organisations en France, dont le Défenseur des droits, utilisent le terme « exilé » de préférence à « migrant ».[7]
Enfants migrants non accompagnés à Marseille
Chaque année, des dizaines de milliers de jeunes migrants arrivent seuls en France.[8] Si les arrivées ont diminué en 2020 en raison des restrictions de déplacements liées à la pandémie de Covid-19, le nombre d’enfants non accompagnés accueillis par les départements de France a augmenté en 2021 ainsi qu’en 2022.[9] Marseille ne fait pas exception ; on estime à 950 le nombre d’enfants migrants non accompagnés enregistrés comme étant entrés dans la ville en 2022, dont seulement 2 % de filles, selon l’organisation non gouvernementale déléguée par le département des Bouches-du-Rhône pour s'occuper de leur accueil et de leur évaluation.[10] Bien que Marseille soit une destination courante par eux,[11] le nombre d'enfants migrants non accompagnés qui s'y rendent chaque année n'est pas particulièrement important en termes absolus. Cela signifie que les autorités de protection de l'enfance devraient être en mesure de prendre des dispositions adéquates concernant ces arrivées.
Certains enfants non-accompagnés choisissent de venir à Marseille parce qu'ils parlent français et parce qu’ils ont une idée des liens historiques entre leur pays d'origine et la France. D’autres n’ont pas de destination précise en tête lorsqu’ils quittent leur pays d’origine. De nombreux enfants avec lesquels Human Rights Watch s'est entretenus se sont retrouvés à Marseille par hasard du fait de personnes qui les ont aidés dans leur voyage, ou parce qu'ils ont rencontré des difficultés ou des discriminations dans d'autres endroits.
Une fois à Marseille, la moitié des enfants non accompagnés soumis à une évaluation de leur âge se voient refuser la reconnaissance de leur minorité.[12] Les raisons du refus semblent souvent arbitraires, une conclusion renforcée par le fait que près de 75 % de ceux qui font appel de la décision obtiennent finalement la reconnaissance officielle de leur statut d’enfant selon les estimations des avocats qui fournissent une assistance juridique à ces enfants.[13] Cependant, entre le refus initial et le réexamen favorable de cette décision, ils connaissent de longues périodes d’incertitude et demeurent dans un vide juridique, sans accès aux soins de santé, à l’hébergement ni aux services spécialisés de protection de l’enfance.
La plupart des enfants migrants non accompagnés avec lesquels nous avons discuté à Marseille venaient d’Afrique de l’Ouest. Des associations qui travaillent avec des enfants non accompagnés ont déclaré à Human Rights Watch que les pays d’origine les plus courants étaient la Guinée, le Mali et la Côte d’Ivoire.
Les raisons invoquées par les enfants pour expliquer le départ de leur pays d’origine varient. De nombreux enfants avec lesquels Human Rights Watch s'est entretenu ont décrit avoir fui des situations familiales abusives, en particulier après le décès de l'un ou des deux parents. Par exemple, Ibrahima N., un garçon guinéen de 16 ans, a déclaré : « Quand mon père est mort, j'ai dû aller vivre avec le petit frère de mon père, et il n'a pas été gentil avec moi. Il avait deux femmes et ma mère a refusé de devenir sa troisième femme. Il a laissé échapper cette colère sur moi. Il me battait. Jusqu'au jour où mon voisin m'a aidé à partir. »[14]
Certains enfants ont déclaré avoir été pris pour cible ou menacés en raison de leur religion ou de celle de leur famille, ou bien de leurs opinions politiques présumées. « Un jour, mon père est arrivé à la maison, je mangeais et il m'a dit de finir vite car nous devions nous enfuir », nous a raconté Kwame B., un Ghanéen de 15 ans, expliquant que son père était politiquement opposé au gouvernement local. « C'est mon père, il est tout pour moi, alors quand il m'a dit de le suivre, j'ai écouté. »[15]
D’autres ont quitté leur pays d’origine après avoir été victimes de traite ou de travail forcé. Par exemple, Souleymane K., un garçon ivoirien de 16 ans dont le récit apparaît au début de ce rapport, nous a montré des cicatrices sur son visage qui, selon lui, provenaient du chef d’un réseau de traite d’êtres humains :
« J’adorais aller à l’école, mais j’ai arrêté parce que ma mère n’avait pas les moyens de payer. Puis j'ai rencontré un homme dans la rue qui m'a dit de venir chez lui et qu'il me trouverait du travail. Je suis allé et il y avait beaucoup d'enfants là-bas. J'ai volé pour cet homme. Nous n’avions pas le choix… Je devais le faire pour avoir de la nourriture pour ma mère et moi. Si on ne rapportait rien chez lui à la fin de la journée, il nous frappait et nous coupait. »[16]
La plupart des enfants avec qui nous nous sommes entretenus ont voyagé par voie terrestre jusqu'en Libye, ils ont traversé la Méditerranée en bateau pneumatique jusqu'en Italie, puis ont pris le train ou ont traversé les Alpes à pied pour arriver en France. Nous avons entendu de nombreux témoignages de bateaux en panne de carburant ou ayant subi des avaries en mer. Malick S., un garçon guinéen de 16 ans, a effectué la traversée à l'hiver 2023 à bord d'un bateau qui a chaviré. « Nous sommes tombés en panne d'essence. Tout le monde a commencé à avoir très peur, de l’eau est entrée dans le bateau et beaucoup d’entre nous ont sauté à l’eau », a-t-il déclaré. Cinq heures plus tard, un navire a secouru les survivants et les a emmenés en Italie. Il a poursuivi : « Dès que nous avons été évacués et que je suis allé à l’hôpital, j’ai commencé à ressentir beaucoup de douleur. J’avais tellement peur dans l’eau que je n’ai pas remarqué à quel point mon corps était froid jusqu’à ce que j’aie eu le temps de réaliser ce que je ressentais. »[17]
Plusieurs enfants non accompagnés ont déclaré avoir été séparés d'un proche, d'un parent, d'un autre adulte de confiance ou d'un ami pendant le voyage. Kwame B., le garçon ghanéen de 15 ans, a expliqué : « Mon père et moi avons été séparés lorsque nous avons pris deux bateaux différents pour quitter la Libye… maintenant, je n'ai ni mère ni père. Où est-ce que je devrais aller ? »[18] Mamadou O., un enfant guinéen de 16 ans, a vu son entraîneur de football se noyer dans la Méditerranée lorsque leur bateau a coulé. Il nous a expliqué : « Je ne connaissais pas la route, mais mon entraîneur si… nous l’avons laissé dans l’eau, il est mort là-bas. Je ne l'ai jamais revu. » [19] Ibrahima N., un garçon guinéen de 16 ans, a expliqué :
« J'ai quitté la Guinée avec mon voisin. J'étais avec lui jusqu'en Tunisie mais il n'y avait pas assez de place sur le bateau, alors je suis parti seul. J’avais très peur. J'ai même pleuré. Quand je suis arrivé en Italie, j'ai appelé un ami pour savoir ce qui était arrivé à mon voisin. Il m'a dit que son bateau avait coulé et qu'il est mort. »[20]
Les voyages pénibles, les conditions de vie instables et le manque d’accès à la protection de l’enfance entraînent des conséquences néfastes sur la santé physique et mentale des enfants migrants non accompagnés. Des psychologues, des travailleurs sociaux et des médecins ont tous déclaré à Human Rights Watch que les enfants arrivent fréquemment à Marseille dans un état critique ou vulnérable. « Lorsqu'ils arrivent en France, ces enfants sont souvent traumatisés psychologiquement et en très mauvaise santé… Beaucoup arrivent dans un état fragile et d'épuisement chronique lié au manque d'accès aux besoins fondamentaux », a déclaré à Human Rights Watch un travailleur social qui s'occupe des enfants.[21]
Les cas présentés dans ce rapport documentent les conséquences néfastes du fait de considérer à tort et arbitrairement les enfants non accompagnés comme des adultes et de les maintenir en dehors du système de protection de l’enfance à Marseille. En attendant que leur cas soit entendu par le juge des enfants, ces enfants vivent une existence précaire où ils sont privés du droit au logement, à la santé, à l'éducation et à l'alimentation, ainsi que de leurs besoins essentiels, notamment de vêtements et d'hygiène.
Un projet de loi controversé sur l'immigration adopté en décembre 2023 comprend de nombreuses dispositions régressives concernant les droits des personnes migrantes,[22] notamment des restrictions sur les prestations sociales pour les non-citoyens,[23] sur les conditions d’acquisition de citoyenneté des enfants nés en France de parents qui ne sont pas français,[24] et sur le regroupement familial.[25] Le Conseil constitutionnel, qui contrôle la constitutionnalité des lois, a rejeté ces dispositions, parmi beaucoup d’autres, en grande partie pour des raisons de procédure, dans une décision du 25 janvier 2024.[26]
Le projet de loi a autorisé également la création d'un nouveau fichier de traitement des données de « mineurs non accompagnés délinquants »[27] que les autorités utiliseraient vraisemblablement dans les décisions sur les permis de séjour et les demandes de citoyenneté déposées par les jeunes non accompagnés à l'âge de 18 ans. Le Conseil constitutionnel a validé le maintien de cette disposition.[28]
Une mesure qui aurait supprimé l'Aide médicale de l'État (AME) pour les personnes en situation irrégulière a été retirée du projet de loi avant son adoption, bien que le gouvernement se soit engagé à réformer le système de santé en 2024.[29] Le projet de loi a conservé une proposition visant à interdire la détention administrative des enfants non citoyens, initialement limitée aux enfants de moins de 16 ans mais modifiée avant la promulgation pour s'appliquer à tous les enfants de moins de 18 ans.[30]
À ce stade, il est compliqué de déterminer la manière dont les autres dispositions du projet de loi affecteront les jeunes migrants non accompagnés qui ont reçu une évaluation initiale défavorable de leur âge et qui cherchent à faire réexaminer leur cas par le juge des enfants.
Pratiques arbitraires de détermination de l’âge
Chaque département français gère de manière autonome l'accueil et l'évaluation des jeunes migrants non accompagnés. Certains départements procèdent eux-mêmes à des évaluations d'âge ; d'autres passent des contrats avec des agences pour le faire. A Marseille et ailleurs dans les Bouches-du-Rhône, le département a désigné l'Association Départementale pour le Développement des Actions de Prévention des bouches-du-rhône (13) (ADDAP 13), une organisation non gouvernementale, pour évaluer la situation de l'enfant et confirmer s'il ou elle a moins de 18 ans, et déterminer son statut d’enfant non accompagné.
La protection de l'enfance est une compétence départementale et non nationale, ce qui signifie que le département couvre la plupart des coûts liés aux enfants migrants non accompagnés qui sont pris en charge. La prise en charge d’un enfant non accompagné par le système de protection de l’enfance (Aide sociale à l’enfance, ASE) – comprenant l’hébergement, la nourriture, l’éducation et la formation – coûte en moyenne 50 000 euros par an.[31] Comme Human Rights Watch l’a observé dans ses rapports sur la situation des enfants non accompagnés ailleurs en France, cette obligation financière peut conduire les départements à faire subir aux enfants non accompagnés des évaluations d’âge injustifiées et abusives.[32]
Alors que la moitié des enfants non accompagnés soumis à une évaluation de leur âge à Marseille se voient dans un premier temps refuser la reconnaissance de leur âge, près de 75 % de ceux qui demandent un réexamen se voient finalement accorder le statut de minorité par un juge des enfants.[33]
Évaluations de l’âge
La procédure vise à évaluer les déclarations de l’individu concernant « leur identité, leur âge, leur famille d'origine, leur nationalité et leur état d'isolement. »[34]
Les normes internationales exigent que les enfants soumis à une évaluation de leur âge bénéficient de la présomption de minorité et du bénéfice du doute « de telle sorte que s’il existe une possibilité que l’individu soit un enfant, il doit être traité comme tel. »[35] Mais comme l’a fait remarquer Franck Ozouf, responsable du projet Mineurs non accompagnés (MNA) au Secours Catholique Caritas France : « La présomption de minorité existe dans la loi dans une certaine mesure mais n'existe plus dans la pratique. Lorsque le département refuse de reconnaître la minorité d’un enfant et son statut d’enfant non accompagné, il existe un véritable vide juridique en matière de protection. Même si l’enfant est finalement présenté au juge des enfants, il n’y a pas de recours affectif, il n’y a pas d’aide sociale, il n’y a pas d’accompagnement. »[36]
Selon la loi, l’évaluation devrait prendre la forme d’un entretien « multidisciplinaire » prenant en compte les raisons pour lesquelles le jeune a quitté son pays d’origine, ses antécédents familiaux et son statut de personne non accompagnée.[37] Les évaluations devraient également être menées d’une manière « empreinte de neutralité et de bienveillance».[38] Cependant, le processus d’évaluation de l’âge à Marseille ne semble pas prendre en compte les besoins émotionnels et de communication des enfants, malgré les effets bien documentés du syndrome de stress post-traumatique sur la mémoire, la concentration et l’expression des émotions.
L'évaluation de l'âge des enfants migrants non accompagnés à Marseille devrait durer entre 45 minutes et une heure et demie.[39] Plusieurs enfants avec lesquels nous nous sommes entretenus ont indiqué que leurs entretiens étaient beaucoup plus courts. De plus, les enfants ont déclaré ne pas toujours comprendre le but de l’entretien, les questions des examinateurs ou l’interprète. « Mon éducatrice ADDAP 13 était sénégalaise, et on ne parlait pas la même langue… elle ne me comprenait pas, et je ne la comprenais pas. Je ne connaissais pas le français, alors j’ai parlé en Susu et c’est tout. L’évaluation a duré environ une demi-heure et ensuite ils m’ont dit que je n’étais pas mineur », nous a raconté Salimatou A., un garçon de 17 ans originaire de Guinée.[40]
À l’issue de l’évaluation de l’âge, l’enfant est soit reconnu comme mineur et pris en charge par le système de protection de l’enfance (Aide sociale à l’enfance, ASE), soit déclaré adulte et donc exclu des prestations accordées aux enfants ou du droit au titre de séjour à l’âge adulte.
Selon des avocats de Marseille, jusqu'à l’année dernière, les enfants attendaient plusieurs mois avant d’être soumis à une évaluation de leur âge. Désormais l'ADDAP 13 évalue les enfants dans la semaine suivant leur arrivée.[41] Des bénévoles, des avocats et des médecins nous ont indiqué que si le délai plus court constitue une évolution positive dans le sens où les jeunes n'attendent pas pendant de longues périodes sans avoir la possibilité d'entamer le processus d'évaluation de l'âge, cela signifie également que ceux qui reçoivent une évaluation négative de leur âge sont privés d’hébergement et de protection plus rapidement.
Un médecin qui soigne des enfants migrants non accompagnés à Marseille a constaté que « les institutions sont complètement saturées et procèdent à des évaluations d'âge plus rapides… les enfants sont donc placés dans des centres d'accueil pour être évalués, souvent après plusieurs semaines d'attente, puis pour certains, rapidement remis à la rue sans bénéficier d’aucun droit. » [42] Cela concorde avec les statistiques fournies par l'ADDAP 13 montrant que le nombre d'enfants migrants non accompagnés à Marseille qui ont été formellement reconnus et pris en charge par le système de protection de l'enfance en 2022 était inférieur de près de 25 % à celui enregistré en 2021.[43]
Les raisons fréquemment invoquées pour refuser à des enfants à Marseille la reconnaissance formelle de leur statut d’enfant sont « l'apparence physique », le « stress », « la confusion et l'incohérence du discours » et « l’excès de confiance en soi », ont déclaré à Human Rights Watch des avocats de la Commission des Mineurs non accompagnés du Barreau des Avocats de Marseille. De tels motifs ainsi que les observations des avocats lors des entretiens suggèrent que les examinateurs évaluent les enfants trop tôt après leur arrivée à Marseille, avant qu’ils ne soient remis de leur voyage, et ne prennent pas suffisamment en compte les conséquences du long voyage des enfants. « On leur présente un 'formulaire de contact initial' sur lequel figure la photo [de l'enfant] ... une photo prise alors que l'enfant venait d'arriver en France après un voyage éprouvant et qu’il a dormi plusieurs nuits dans la rue », ont indiqué des avocats de la Commission des Mineurs non accompagnés du Barreau des Avocats de Marseille.[44]
Human Rights Watch a examiné des dossiers qui suggèrent d’autres motifs arbitraires sur la base desquels les autorités ont rejeté les affirmations des enfants assurant qu’ils étaient mineurs. Dans un cas, un garçon a reçu une évaluation négative de son âge, en partie à cause de sa décision d'appeler son avocat pour lui demander de l'aide concernant un problème de santé. Dans sa lettre de refus, il était indiqué que « quand il a un souci quelconque, il préfère en référer à son avocat ».[45]
En effet, des avocats de la Commission des Mineurs non accompagnés du Barreau des Avocats de Marseille ont déclaré : « D'après les documents qui nous sont présentés lors de la prise en charge des dossiers, il nous semble que de nombreux évaluateurs de l’ADDAP 13 prennent leur décision [concernant la minorité de l'enfant] avant même de les rencontrer en personne. »[46]
Ces témoignages et les dossiers examinés par Human Rights Watch sont similaires à ceux que nous avons vus à Paris et dans les Hautes-Alpes, où certains jeunes demandant une protection auprès du système de protection de l'enfance ont reçu des évaluations négatives basées sur la seule apparence et d'autres ont été rejetés pour d'autres motifs clairement arbitraires, y compris avoir travaillé dans les pays d'origine ou de transit, l'irritation face à des questions répétées ou des réponses symptomatiques de traumatisme.[47]
L’ADDAP 13 a inclus les points suivants dans sa réponse écrite à la demande de commentaires de Human Rights Watch :
Nos évaluations sont travaillées en collégialité par une équipe pluridisciplinaire composée de juristes et d’éducateurs spécialisés. Le cadre et les objectifs de la mission d’évaluation sont clairement formalisés pour les professionnels et les personnes se présentant comme mineures.
. . . .
Les entretiens sont systématiquement conduits par un juriste de notre équipe, avec l'assistance d'un interprète chaque fois que de besoin pour garantir la légalité et l'équité. À l'issue de l'entretien, une réunion est organisée avec l'équipe pluridisciplinaire pour aboutir soit à une minorité/majorité manifeste, soit, en cas de doute, à une demande d'information complémentaire.
Lors de l’entrée en mise à l’abri, les jeunes sont pris en charge par l'équipe éducative et il leur est systématiquement demandé dans quelle langue ils souhaitent que l’entretien soit mené. Les interprètes sont présents physiquement sauf lorsqu’il n’y a pas d’interprète sur le territoire pour la langue demandée. Dans ce cas nous recourons à une prestation téléphonique. Il est systématiquement demandé au jeune au début de l’entretien de confirmer sa bonne compréhension des éléments échangés avec l’interprète. Il peut à tout moment demander aux évaluateurs de changer d’interprète si besoin. Dans ce cas, l’entretien est arrêté et reporté à une autre date le temps de trouver un interprète correspondant à la compréhension et au besoin du jeune.
. . . .
Si le jeune présente un état émotionnel, physique ou psychologique l’empêchant de s’exprimer ou de répondre aux questions, l’entretien sera reporté. Les services de l’ASE seront informés de l’impossibilité pour le moment de procéder à un entretien d’évaluation et le jeune sera maintenu en mise à l’abri. Si plusieurs entretiens sont nécessaires ils seront obligatoirement espacés d’au moins 24 heures et si nécessaire en faisant appel à d’autres professionnels.
Les évaluateurs s’assurent tout au long de l’entretien auprès du jeune de sa compréhension des échanges. S’il y a des incohérences notables dans le récit, les évaluateurs le précisent pour qu’il puisse revenir sur ses explications s’il le souhaite. Conformément à l’arrêté du 20 novembre 2019, les sujets abordés dans le cadre du recueil de la parole du jeune sont identiques pour tous les entretiens : identité de la personne ; éléments spécifiques si présentation d’un document d’état civil ou d’identité ; situation familiale ; conditions de vie dans le pays d’origine ; motifs du départ, étapes et conditions du parcours migratoire ; conditions d’entrée et de vie en France ; projet ; point sur les droits de la personne, l’asile et la traite des êtres humains.
. . . .
Il n’y a pas de consignes données aux évaluateurs « sur la pertinence d’évaluer l’âge à partir d’éléments tels que voyager seul, travailler en cours de migration et parler le français ou d’autres langues qui ne sont pas la langue maternelle. » Il leur est demandé d’appliquer les dispositions règlementaires ainsi que les recommandations de bonnes pratiques professionnelles publiées par la haute autorité de santé (HAS) et travaillées en équipe. D’autre part, comme déjà indiqué, nos équipes n’évaluent pas l’âge des personnes qui sont reçues en entretien, mais l’isolement et la minorité.[48]
Les procédures d’appel
Avec l'aide de bénévoles de plusieurs organisations humanitaires, les jeunes confrontés à un refus de reconnaissance de leur âge sont mis en relation avec un avocat pour les aider à demander la révision des évaluations défavorables de leur âge devant un juge des enfants.[49] Un avocat de la Commission des Mineurs non accompagnés du Barreau des Avocats de Marseille nous a confié :
Chaque semaine, nous recevons 15 demandes… cela ne veut pas dire que nous prenons nécessairement 15 nouveaux cas parce que certains [enfants] peuvent choisir de continuer dans un autre département. Mais je dirais que nous traitons environ 10 nouveaux cas par semaine.[50]
Le juge des enfants n'est tenu à aucun délai pour examiner les dossiers. Selon des avocats, la procédure prend en moyenne trois à six mois mais peut durer jusqu'à un an. Omar J., un garçon gambien de 18 ans, avait 16 ans et demi lorsqu'il a entamé sa procédure d'appel.[51] Il a été reconnu comme mineur par le juge des enfants deux semaines avant son dix-huitième anniversaire, un retard considérable et similaire à d’autres cas qui nous ont été rapportés.[52]
Human Rights Watch a également entendu parler de cas dans lesquels les délais étaient si longs que les audiences étaient programmées pour avoir lieu après le dix-huitième anniversaire de l’enfant. De tels cas peuvent affecter l’éligibilité des enfants au titre de séjour et à la nationalité française.
Exigences arbitraires ou rejet de documents d’identité
Le processus de détermination de l’âge est devenu de plus en plus difficile car les évaluateurs et certains juges exigent que les enfants fournissent des documents spécifiques, alors que les réglementations applicables exigent une évaluation globale basée sur le récit de l’enfant et d’autres preuves disponibles. Étant donné que de nombreux enfants quittent leur pays d'origine sans leurs documents d'identité ou les perdent lors du voyage, l'obligation de facto de produire des documents entraîne souvent des retards dans l'examen des dossiers.
Mamadou O., un enfant guinéen de 16 ans, est arrivé à Marseille après avoir effectué une traversée vers l'Italie à bord d'un bateau qui transportait plus de 40 personnes et qui a chaviré. Il a déclaré à Human Rights Watch qu'il avait été surpris de recevoir une première évaluation négative de son âge. Il a expliqué : « Ils m’ont dit que sans mes papiers, ils ne pouvaient pas déclarer que j’étais mineur. Mais je suis venu en bateau, je n’avais pas les documents en poche. Ma mère les avait [en Guinée] et elle est décédée après mon arrivée en France. »[53]
Kwame B., un enfant ghanéen de 15 ans qui s'est vu refuser sa minorité en septembre 2022 et qui en janvier 2024, attendait toujours qu'un juge réexamine son cas, a déclaré : « Il y a beaucoup de problèmes avec mes papiers. En décembre 2022, je suis allé à Paris faire mon passeport car l'avocat m'a dit que je devais le faire. Sept mois se sont passés et rien. »[54]
Les cas d’enfants qui possèdent des papiers sont également fréquemment rejetés. Malgré la présomption de validité des documents étrangers en droit français[55] – et les normes internationales précisant que « les documents disponibles doivent être considérés comme authentiques sauf preuve du contraire »[56] – les responsables de la protection de l'enfance demandent régulièrement que des documents tels que des actes de naissance ou des passeports soient authentifiés par les ambassades. Les bénévoles, les avocats et les enfants eux-mêmes ont déclaré que ce processus était coûteux et pouvait prendre des mois.
Les enfants qui cherchent à faire réviser des évaluations d'âge défavorables se heurtent également à des obstacles, car les juges excluent de plus en plus la prise en compte de leurs documents d'identité. Selon la Commission des enfants non accompagnés du Barreau des Avocats de Marseille, il y a désormais davantage de juges qui exigent une procédure connue sous le nom de jugement supplétif, ou « jugement supplémentaire », nécessitant généralement la production de témoins devant un tribunal du pays d'origine pouvant attester de la naissance et de la filiation d'un enfant.[57] Drissa K., un garçon de 16 ans originaire de Côte d'Ivoire, a exprimé son inquiétude au moment de notre entretien car sa mère n'avait pas d'argent pour se rendre de sa ville natale à la capitale afin d'obtenir un jugement supplémentaire en son nom.[58]
Même lorsque les enfants disposent de documents certifiés délivrés par un juge du pays d'origine, les autorités françaises refusent souvent de les prendre en compte. « Je ne sais pas ce qu’ils veulent de plus de moi. J'ai déposé ma demande ; j'ai ma carte consulaire certifié avec un jugement supplémentaire… maintenant mes avocats me disent qu'il me faut un passeport. Mais je n’ai pas les moyens de me déplacer seul à Paris pour l’obtenir, donc je suis coincé », a déclaré Seydou K., un garçon burkinabé de 15 ans, à Human Rights Watch.[59]
Ces témoignages ne sont pas rares. Selon un bénévole de l'association Soutien 59 Saint-Just qui aide les enfants migrants non accompagnés à recueillir et authentifier des justificatifs d'âge, fournir des documents supplémentaires ne garantit pas nécessairement qu'un enfant sera entendu devant le juge des enfants : « J'ai aidé des enfants qui ont attendu avec beaucoup d’espoir de recevoir leur passeport biométrique, pour ensuite se voir refuser une audience avec le juge », nous a-t-il expliqué.[60] Ce n'est pas propre à Marseille ; en mars 2023, un adolescent pakistanais s'est vu refuser la reconnaissance de sa minorité à Lyon alors qu'il avait fourni au juge des enfants les originaux de son acte de naissance et de sa carte d'identité.[61]
L’ADDAP 13 a inclus ce qui suit dans sa réponse écrite à la demande de commentaires de Human Rights Watch :
Concernant les documents d’identité éventuellement présentés lors de l’entretien d’évaluation, il est rappelé que la possibilité de bénéficier de documents d’état civil n’a pas d’incidence directe sur l’évaluation. Si le jeune dispose de tels documents et qu’il souhaite les présenter à l’évaluateur, celui-ci lui demandera s’il souhaite les confier au service ou que celui-ci les photocopie. Si la réponse du jeune est positive, la mise en sécurité des documents sera garantie par une procédure de mise au coffre par un cadre du service dans les locaux administratifs avec un accès strictement limité et contrôlé. Un registre sera tenu et un récépissé de dépôt du document sera donné au jeune ainsi qu’une copie de l’acte. A ce moment, les évaluateurs expliquent au jeune les risques auxquels il peut s’exposer en cas de présentation de faux papiers ou de fausses déclarations. Si le jeune accepte, le service transmettra ce document au Conseil départemental qui aura la possibilité, en cas de doute sur la minorité, de le soumettre à une expertise documentaire par la police des frontières.[62]
Manque d'accès au logement
La moitié de tous les enfants migrants non accompagnés entrant à Marseille reçoivent une évaluation négative de leur âge. Conséquence immédiate, dans les 48 heures suivant une détermination d'âge défavorable, les enfants considérés comme adultes sont expulsés des hébergements d'urgence fournis par l'ADDAP 13[63] même si nombre d’entre eux recevront finalement une reconnaissance formelle de leur minorité lorsqu’un juge examinera leur cas. Ces enfants se trouvent particulièrement désavantagés : ils ne peuvent pas accéder aux protections accordées aux enfants, mais ne peuvent pas être hébergés dans des centres d'accueil pour adultes parce que leurs documents d'identité indiquent qu'ils ont moins de 18 ans.
L'incapacité du département à proposer un hébergement alternatif adéquat signifie que ces enfants doivent se débrouiller seuls ou demander l'aide de citoyens ordinaires ou d'organisations non gouvernementales à Marseille pour trouver un abri.
Hébergement d'urgence temporaire
Une fois que les enfants se présentent comme non accompagnés à l’ADDAP 13, ils ont droit à un hébergement d’urgence temporaire (Accueil provisoire d’urgence, APU) en attendant une évaluation de leur âge.[64] Malgré cette obligation légale, il y a toujours eu des délais allant jusqu'à quatre mois pour que les enfants bénéficient de ce logement temporaire.[65] En attendant, nombreux se retrouvent à la rue.
Lorsque nous avons interrogé l'ADDAP 13 sur ces retards, son personnel a d'abord indiqué qu'il n'y avait que 150 places d'hébergement temporaire d'urgence disponibles dans leurs structures. Le directeur David Le Monnier a déclaré à Human Rights Watch qu'au cours des six premiers mois de 2023, l'agence a eu un premier contact avec environ 800 jeunes à Marseille cherchant à entrer dans le processus d'évaluation de la minorité et de l'isolement. « La loi stipule qu’ils doivent entrer en mise à l’abri dans les délais les plus courts possible. Mais je ne vous cache pas que dans la pratique, ce n’est pas toujours aussi évident que ça », a-t-il déclaré.[66] Cependant, en octobre 2023, l'ADDAP 13 a affirmé qu’à fin 2022, « nous avons obtenu un hébergement immédiat pour tous les jeunes se présentant à notre service. »[67] L'agence nous a informés qu'elle avait augmenté le nombre de placements temporaires disponibles à 240 :
Toutefois une augmentation du nombre de migrants se présentant comme mineurs peut avoir pour conséquence de saturer le dispositif et entraver, au vu du nombre de places disponibles, l’immédiateté des mises à l’abri. Aussi, dans les périodes de forte affluence mettons-nous en place le fonctionnement suivant : augmentation conséquente du nombre de places provisoires, hors autorisation et de manière exceptionnelle, pour pouvoir mettre à l’abri pour évaluation un maximum de jeunes. C’est pourquoi nous fonctionnons régulièrement au-delà des 120 places autorisées. Actuellement, à la suite des vagues migratoires importantes constatées depuis septembre, et avec l’accord du Conseil départemental, nous accueillons plus de 240 jeunes, soit le double du nombre de places autorisées.[68]
Cette volonté de relever les défis posés par l’augmentation des arrivées est la bienvenue. Néanmoins, nous avons continué à entendre à la mi-2023 que les enfants non accompagnés étaient confrontés à des retards pour obtenir un hébergement d'urgence temporaire. En outre, bien que cela dépasse le cadre de ce rapport, nous avons également été informés – et l’agence elle-même l’a observé dans un rapport de 2022 – que les enfants non accompagnés dont la minorité était formellement reconnue disposaient de peu d’options adaptées pour un placement à long terme. Les filles enceintes et les enfants ayant des besoins en matière de santé mentale, notamment, ont été confrontés à des difficultés particulières en matière de logement.[69]
Selon Cyril Farnarier, coordinateur du projet ASSAb visant à améliorer l'accès aux soins des adultes, des enfants et des familles sans abri à Marseille, « Il y a eu une explosion du nombre de jeunes migrants dans les rues à Marseille, mais les moyens mis en place par le département n’ont pas suivi. On peut légitimement se plaindre que l’ADDAP 13 n’en fait pas assez, mais concrètement ils n’ont pas les moyens de faire du bon travail. »[70]
Human Rights Watch a recueilli de nombreux témoignages d'enfants arrivés à l'ADDAP 13 et qui ont été refoulés parce que les établissements étaient saturés. Si certains enfants ont été accueillis par des collectifs de bénévoles ou des familles en attendant qu'une place se libère, nombre d'entre eux n'ont eu d'autre choix que de dormir dehors.
Ibrahima N., un garçon de 16 ans, originaire de Guinée, a expliqué que le jour de son arrivée d'Italie, un bénévole à la gare l'a orienté vers l'ADDAP 13 où on lui a dit qu'il n'y avait pas de place disponible pour lui : « Ils m'ont dit de revenir tous les jours. Je dormais dans la rue et je revenais chaque matin [à ADDAP 13]. Il n'y avait pas de place pour moi jusqu'au 13 avril, 11 jours plus tard. »[71]
De même, Isaac T., un garçon de 15 ans originaire de Côte d’Ivoire, a déclaré : « J'ai dormi sous l'escalier de la gare Saint-Charles pendant une semaine jusqu'à ce qu'on me trouve un lit à l'hôtel. »[72] Mamadou O., 16 ans, originaire de Guinée, a indiqué : « Quand je suis arrivé, je suis resté seul et j'ai dormi cinq jours dans la rue, je ne savais pas quoi faire d'autre. »[73]
Dans certains cas, des citoyens ordinaires accueillent chez eux des enfants pour une nuit ou deux, voire plus. Kwame B., un jeune Ghanéen de 15 ans, nous a raconté : « Quand je suis arrivé à Marseille, l’ADDAP 13 m'a dit qu’il n’y avait pas encore de place pour moi, j'ai donc dormi dehors pendant quatre jours. J'ai rencontré un Ghanéen à la gare… Il m'a emmené chez lui et m'a nourri jusqu'à ce qu'une semaine plus tard, j'ai finalement obtenu une place à l'hôtel. »[74]
Plus généralement, les enfants ont décrit l'incertitude et la détresse associées au fait de ne pas disposer d'un logement stable. En juin 2023, Moussa E., un garçon de 17 ans originaire de Guinée, a déclaré à Human Rights Watch : « C’est dur parce que je dors toujours dans des squats, et je ne me sens pas bien. Je ne sais pas où je vais dormir ensuite ». Et il a ajouté : « Ce n'est pas la France que j'avais imaginée. Tout le monde dit que la France représente la liberté, mais je ne me sens pas libre en ce moment. La réalité c’est que sans cette association [Collectif 113], je serais complètement abandonné. »[75]
Seydou K., un garçon de 15 ans originaire du Burkina Faso arrivé à Marseille en novembre 2022, nous a raconté avoir dormi dans cinq lits différents avant d'arriver au centre de Médecins Sans Frontières (MSF) pendant l'été 2023. « C'est épuisant de dormir dans tant d'endroits différents et de ne pas savoir ce qui va suivre », a-t-il confié.[76]
Les enfants rencontrent des difficultés pour accéder à un hébergement dans d’autres départements de France. Un rapport de 2021 du Comède et de MSF révèle que 55 % des enfants migrants non accompagnés recevant des soins dans un centre de santé MSF à Paris étaient sans abri, alors que seulement 5 % d'entre eux vivaient dans la rue dans leur pays d'origine.[77]
Après les plaintes déposées par les associations contre le département des Bouches-du-Rhône et les rapports du Défenseur des droits et de l'Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS), les délais d'octroi d'un hébergement temporaire d'urgence aux enfants ont diminué depuis mi-2022.[78] Cependant, selon des avocats, des bénévoles et des travailleurs humanitaires à Marseille, la conséquence imprévue de la réduction des délais est que les enfants se voient désormais refuser beaucoup plus rapidement la reconnaissance légale de leur âge et, comme décrit plus en détail dans la section suivante, se retrouvent ainsi sans abri.
Selon Cyril Farnarier, « Afin de tourner la machine sous pression, ADDAP 13 organise un turnover rapide à l'hôtel… on a donc des enfants qui sont expulsés de l'hôtel provisoire plus rapidement qu'auparavant, dont plus de la moitié sont ensuite réévalués et bénéficient de la reconnaissance de leur minorité par le juge des enfants. »[79]
Logement à la suite d’une évaluation d’âge négative
Selon des bénévoles, à compter de janvier 2024, il y a à Marseille au moins 150 enfants qui ne bénéficient pas d'un logement après une évaluation négative de leur âge et qui sont confrontés au stress et au danger de se retrouver sans abri.[80]
Sans les efforts louables d’un solide réseau d’associations locales et de bénévoles, les enfants migrants non accompagnés à Marseille seraient livrés à eux-mêmes dans l’incertitude de la recherche d’un logement. Une vingtaine d’enfants sont hébergés au centre MSF pour enfants migrants non accompagnés en situation de santé vulnérable ; 25 autres enfants dorment dans des squats gérés par un groupe appelé Collectif 113 ; 50 enfants dorment dans d’autres squats, dont trois sont dans des bâtiments qui appartiennent à la ville de Marseille ; et 40 sont hébergés dans des familles d'accueil par le biais d'une organisation dirigée par des bénévoles appelée RAMINA (Réseau d’Accueil des MInots Non Accompagnés).
Dans de rares cas, des enfants sont hébergés dans un Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS). Cependant, plusieurs bénévoles ont décrit le refuge comme étant inadapté aux enfants : « [Les CHRS] sont de grandes structures mixtes pouvant accueillir jusqu’à 180 adultes, dont beaucoup vivent dans la rue depuis des années ou souffrent de toxicomanie… c’est un environnement très difficile et qui n’est pas fait pour des enfants. »[81]
En outre, l'ADDAP 13 a informé Human Rights Watch qu'elle avait conclu un accord avec le conseil départemental pour accueillir jusqu'à 40 jeunes qui demandent la révision d'évaluations négatives de leur âge :
Nous avons depuis un an fait évoluer le dispositif pour permettre la prise en charge des personnes ayant formulé un recours. Ainsi et avec l’accord du Conseil départemental, 40 jeunes sont hébergés dans une de nos structures à Marseille, lorsqu’une ordonnance de placement provisoire (OPP) a été prononcée pour approfondir les investigations (expertises documentaires/osseuses). Notre objectif est double : garantir à ces personnes une prise en charge éducative, sanitaire et sociale jusqu’à la décision judiciaire et ne pas saturer le dispositif pour pouvoir mettre de nouvelles personnes en mise à l’abri.[82]
Cette initiative est positive mais de portée limitée : non seulement le nombre de placements est bien inférieur aux besoins, mais l'éligibilité semble limitée aux jeunes ayant déjà sollicité un réexamen par un juge et ayant bénéficié d'une ordonnance de placement provisoire (OPP).
Presque tous les bénévoles ou travailleurs humanitaires avec lesquels Human Rights Watch s'est entretenu ont mentionné avoir ouvert leur domicile à un jeune migrant à un moment donné, pour quelques nuits ou plusieurs mois d’affilée. Dominique Zavagli, ancienne présidente de l'association RAMINA, a indiqué :
Lorsque nous rencontrons les jeunes pour la première fois, nous appelons les réseaux de RAMINA pour voir si nous pouvons leur trouver un endroit où dormir. Nous avons environ 200 personnes sur notre liste de bénévoles, mais seulement 30 sont actives. S’il n’y a pas de place à leur proposer, on fait ce qu’on peut… on leur achète une part de pizza, on récupère leur numéro de téléphone, on leur donne un duvet.[83]
De nombreux enfants ont indiqué que sans l’aide des associations, ils n’auraient eu personne vers qui se tourner. Salimatou A., un garçon de 17 ans originaire de Guinée, nous a rapporté :
L’évaluation a duré environ une demi-heure, puis ils m’ont dit que je n’étais pas mineur et que je devais quitter l’hôtel. J'ai dormi là une nuit de plus et puis j'ai été mis à la rue. Plus tard, quelqu'un m'a donné le numéro de téléphone d'une femme [du Collectif 113]. Elle m'a trouvé un lit dans une chambre dans ce squat et depuis je suis ici.[84]
Mamadou O., le jeune Guinéen de 16 ans, est arrivé à Marseille mi-février 2023. Lorsqu'il a reçu une évaluation négative de son âge en mars, il n'avait nulle part où aller. Il a expliqué :
ADDAP 13 m'a fait quitter l'hôtel et j'ai dormi dans la rue pendant trois jours. Le quatrième jour, j'ai rencontré un homme qui m'a donné le numéro d'une association. Quand j’ai appelé, ils m’ont dit : « Aujourd’hui, nous n’avons pas de place pour toi, mais demain nous pouvons essayer. » Alors j’ai encore dormi dans la rue. Le lendemain, à 8 heures du matin, ils m'ont appelé et m'ont dit qu'il y avait une place pour moi.[85]
Faisant un récit similaire, Ibrahima N., un autre garçon guinéen de 16 ans, nous a raconté : « Quand j’ai fait l’évaluation, ils m’ont dit que je n’étais pas mineur. Ils m'ont remis un papier et le lendemain ils m'ont fait quitter l'hôtel. Heureusement, mon ami m'a dit d'appeler Collectif 113 pour voir s'ils avaient une place pour moi. Et puis je suis venu ici. »[86]
Interrogé sur ces récits, un médecin qui soigne ces enfants a souligné : « Lorsqu’on dit aux enfants qu’ils ne sont pas mineurs, l’État ne leur offre même pas de nuits dans un refuge. Ils sont jetés à la rue comme ça, comme une vieille paire de chaussettes. »[87]
Dormir dans la rue a de graves conséquences sur le sentiment de sécurité et sur la santé mentale des enfants. Les filles dans la rue sont particulièrement exposées à la traite d'êtres humains et aux violences sexuelles et autres violences basées sur le genre. Une bénévole a déclaré à Human Rights Watch :
Si vos besoins essentiels ne sont pas satisfaits, comment pouvez-vous vous préoccuper du reste ? Comment faire appel, aller voir son avocat, demander ses documents à son pays… si on n’a même pas de toit au-dessus de la tête ? Ces enfants sont dans un état constant de survie.[88]
Omar J., un garçon originaire de Gambie, nous a raconté qu'il avait 16 ans lorsqu'il a été expulsé du logement d’ADDAP 13 après une évaluation négative de son âge. Il a passé quatre mois à vivre et à dormir dans la rue jusqu'à ce que le Collectif 113 l'accueille.[89] Une bénévole travaillant au squat a déclaré : « Quand il est arrivé à la maison, il avait tellement peur des couteaux. Les premières semaines, on a dû cacher tous les couteaux de la maison pour qu'il ne tremble pas de peur. »[90]
Ces récits ne sont pas rares. Federico Colombo, juriste, a rapporté :
C’est ironique car la devise de l’ADDAP 13 est « éduquer dans la rue » et vu le niveau de délaissement et la mauvaise prise en charge de ces enfants, vraiment on dirait que d’après l’ADDAP 13, c’est la rue qui doit éduquer et prendre soin de ces enfants, et ils les laissent là.[91]
L’État français a la responsabilité de garantir à chacun l’accès à un logement convenable, quel que soit son âge.[92] Il a des obligations supplémentaires envers les enfants, notamment celle de leur fournir une protection et des soins appropriés et d'assurer leur survie et leur développement.[93] Étant donné que les trois quarts des décisions initiales en matière d'évaluation de l'âge sont annulées à la suite d’un réexamen, le département devrait prendre toutes les mesures possibles pour garantir que les enfants bénéficient d'un logement convenable et ne soient pas obligés de dormir dans la rue pendant qu'ils exercent leur droit de faire appel des évaluation négative de leur âge.
Obstacles aux soins de santé
Les démarches administratives nécessaires pour obtenir une couverture santé en France sont complexes à comprendre pour les adultes, a fortiori pour des enfants non accompagnés nouvellement arrivés, dont beaucoup ne parlent pas français. Les enfants en attente d'une évaluation de leur âge ou qui n'ont pas été officiellement reconnus comme mineurs ne sont pas éligibles à une protection de santé universelle, ce qui entraîne des difficultés d'accès à des soins en temps opportun et des refus fréquents de chirurgie et d'opérations.
Couverture santé
En France, il existe plusieurs niveaux de soins de santé. Pour les étrangers en situation régulière et pour les demandeurs d'asile, il existe une Protection Universelle Maladie (PUMa), qui peut être complétée par une Complémentaire Santé Solidaire (C2S) pour les personnes dont les revenus sont inférieurs à un certain niveau, afin de couvrir les dépenses dépassant le seuil de remboursement de l'État. Pour les étrangers en situation irrégulière, il existe l’Aide médicale de l’État (AME), qui assure une protection minimale avec une gamme réduite de soins et de services.
Seules l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ou la Direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) peuvent ouvrir le droit à la PUMa et à la C2S pour les enfants migrants non accompagnés.[94] La reconnaissance formelle du statut d’enfant étant la première étape pour accéder au système de protection de l'enfance, les jeunes dont la minorité n'est pas formellement reconnue – selon une circulaire ministérielle conjointe de 2011, ceux «sans aucune attache, sans prise en charge par une structure quelconque » – ne peuvent donc bénéficier que de l’AME.[95]
En droit français, les enfants ne peuvent techniquement pas être considérés comme étant en situation irrégulière car ils ne sont pas obligés de présenter un titre de séjour.[96] Selon la responsable du plaidoyer de MSF France, Euphrasie Kalolwa, qualifier un enfant non accompagné non formellement reconnu comme tel comme étant en situation irrégulière est contraire à ses droits :
C’est une façon pour l’administration de renforcer [son point de vue selon lequel] le jeune est majeur. Quand vous dormez dans un foyer pour adultes, quand vous n'avez accès qu'à l'aide médicale de l'État destinée aux migrants irréguliers de plus de 18 ans... [les seuls] éléments que vous pourriez mettre sur la table pour montrer votre situation sociale administrative indiqueront que vous êtes majeur.[97]
Domiciliation et délai de carence de trois mois
L'accès à l'AME est conditionné à l'obtention d'une adresse de résidence (domiciliation) où un particulier peut recevoir du courrier. Pour les adultes en situation irrégulière, il est possible d’obtenir une telle adresse auprès d’un Centre communal d’action sociale (CCAS) ou d’un organisme domiciliataire. Cependant, ces centres refusent généralement d’enregistrer les enfants sans documents formels prouvant la reconnaissance ou le refus de leur minorité, ce qui signifie que les enfants non accompagnés encore en période d’Accueil provisoire d’urgence (APU) se retrouvent sans possibilité d’accéder à cette option.
Pour accéder à l'AME, les personnes doivent également être en mesure de justifier de trois mois de résidence sur le territoire français.[98] Selon une circulaire ministérielle conjointe de 2011, les enfants migrants non accompagnés sont exemptés de cette obligation.[99] Toutefois, les départements ne respectent pas toujours la règle énoncée dans la circulaire, selon les bénévoles. En conséquence, il peut être compliqué pour les enfants en attente d’une évaluation de leur âge ou qui n’ont pas été formellement reconnus comme enfants d’accéder à une couverture santé. C'est un problème dans de nombreux départements français, y compris à Marseille : en 2022, 97,1 % des enfants migrants non accompagnés qui se sont rendus dans plus d'une dizaine de centres de santé de Médecins du Monde à
travers le pays n'étaient couverts par aucun type d'assurance maladie.[100]
Aide médicale de l'État à travers l’ADDAP 13
À Marseille, grâce à une convention avec le centre social local, les enfants migrants non accompagnés dont la minorité est reconnue peuvent obtenir une domiciliation, puis un accès à l’Aide médicale de l’État (AME), par l'intermédiaire de Médecins du Monde ou d'un centre médical hospitalier pour les personnes sans couverture santé (PASS).[101] Cependant, des bénévoles et des médecins ont déclaré à Human Rights Watch que les travailleurs sociaux de l'ADDAP 13 n'aident pas à déposer les documents nécessaires pour ouvrir le droit à l'AME pour ces enfants. Un médecin a expliqué :
Ces enfants ne sont souvent pas assez autonomes pour entreprendre les démarches nécessaires au dépôt des dossiers de l’AME et ils ont besoin d’un travailleur social pour les aider… mais ni les assistantes sociales du département ni celles de l’ADDAP 13 ne le font. Nous le faisons au PASS, et les services sociaux de l’hôpital le font aussi, mais pour les enfants qui ne viennent pas nous voir ni à l’hôpital, ils n’ont pas accès à ce droit.[102]
L’ADDAP 13 a indiqué à Human Rights Watch : « Si les besoins de soins sont immédiats, le personnel médical enclenchera la demande d’Aide médicale de l’État (AME). Pour les jeunes sous OPP [ordonnance de placement provisoire] ou bénéficiant d’une mesure de placement administrative, l’AME est ouverte. »[103]
Représentation légale
En vertu du code de la santé publique, les mineurs sont tenus d’obtenir le consentement d’un parent ou d’un représentant légal pour certains actes médicaux.[104] Si les enfants migrants non accompagnés ne peuvent pas remplir cette condition en raison de leur situation, il existe des exceptions à la règle pour tous les mineurs en France.
Les enfants de plus de 16 ans qui bénéficient du droit à la couverture santé PUMa et C2S par le biais du système de protection de l'enfance sont considérés comme exemptés de l'obligation d'obtenir l'autorisation légale d'un parent ou d'un tuteur légal et disposent ainsi d'une totale autonomie dans leurs décisions en matière de santé.[105] Toutefois, les enfants qui ne sont pas formellement reconnus comme mineurs et qui ne peuvent bénéficier que de l'Aide médicale de l'État (AME) ne bénéficient pas de cette exonération et ne peuvent obtenir l'autorisation légale nécessaire.
Lucie Borel de Médecins du Monde Marseille a expliqué à Human Rights Watch : « Si un enfant ne peut pas être reconnu comme mineur par le département, dans tous les autres aspects du système français, il est considéré comme tel. [Par exemple] … pour se faire opérer, il a besoin de l’autorisation parental. »[106] Des professionnels de santé de Marseille ont décrit des cas d'enfants qui n'ont pas obtenu d'autorisation pour effectuer des actes médicaux parce qu'ils n'avaient pas de représentant légal. Le Dr Rémi Laporte, pédiatre à Marseille qui soigne des enfants migrants non accompagnés dans un centre médical hospitalier (Permanence ďAccès aux Soins de Santé, PASS) pour des patients sans couverture maladie, a fait remarquer que retarder les actes non urgents jusqu'à ce que les enfants atteignent l'âge de la majorité peut entraîner des complications :
Si l’enfant a besoin d’une opération médicale urgente, l’anesthésiste acceptera généralement, mais si ce n’est pas urgent et qu’il n’y a pas de représentant légal pour donner l’autorisation, l’anesthésiste refusera… et le juge des enfants ne répondra généralement pas si on demande une autorisation… donc pour les enfants qui ont besoin d'interventions médicales non urgentes, il est difficile de recevoir une réponse du juge.[107]
Même si les actes médicaux et autres soins de santé ne sont pas strictement urgents, des retards de plusieurs mois ou plus peuvent entraîner des conséquences néfastes sur la santé, comme expliqué plus en détail dans la section suivante.
Conséquences néfastes sur la santé
Les enfants migrants non accompagnés arrivent souvent en France après avoir subi des souffrances dans leur pays d'origine ; des parcours migratoires dangereux et éprouvants ; des mauvais traitements, du travail forcé sans salaire et des détentions arbitraires dans des conditions inhumaines par des groupes non identifiés en Libye ; ainsi que des passages de frontières qui les exposent à des risques de violence.[108] À leur arrivée à Marseille, la plupart de ces enfants se trouvent dans un état de santé physique et mentale vulnérable et peuvent ne pas avoir accès aux services appropriés.
Alors que l’ADDAP 13 est responsable d’effectuer une première évaluation de santé dès l’entrée du jeune en période d’accueil provisoire d’urgence (APU) et nous a informé que « chaque jeune admis est reçu le jour de son entrée sur le service par un/une infirmier.e pour bénéficier d’un premier entretien »,[109] nos recherches ont révélé que ces évaluations ne sont pas systématiquement réalisées. En conséquence, les enfants dont les besoins de santé ne sont pas pris en charge et dont l’âge n’est pas reconnu peuvent être renvoyés dans la rue sans traitement, sans soutien psychosocial ni soins de suivi.
Santé physique
Selon Médecins du Monde, près de la moitié de tous les enfants migrants non accompagnés qui sont passés par leurs centres d’accueil, de soins et d’orientation sur le territoire en 2021 ont été diagnostiqués avec une maladie chronique, définie au sens large comme une maladie de longue durée, et près de trois sur cinq avec une pathologie aiguë, une maladie qui commence généralement brusquement et connait une évolution courte.[110] Cela concorde avec les observations du Dr Rémi Laporte :
Je vois beaucoup de traumatologie, d'infections sexuellement transmissibles (IST) et de problèmes psychologiques liés à leur parcours. Parmi les enfants migrants avec leurs familles, il y en a très peu qui sont atteints du VIH, d’IST ou d’hépatite… pourtant je vois de nombreux cas de ces pathologies au sein de la communauté MNA [mineur non accompagné], en raison des risques qu’ils courent du fait qu’ils ne sont pas accompagnés.[111]
Un autre médecin traitant des enfants non accompagnés à Marseille a déclaré à Human Rights Watch qu'à leur arrivée en France, les enfants souffrent souvent d’épuisement chronique et que leur état s'aggrave en raison de la difficulté à répondre à leurs besoins essentiels. « Les conditions de vie précaires sont dangereuses pour l’intégrité physique des mineurs non accompagnés et conduisent parfois à des hospitalisations de plusieurs jours, qui pourraient être évitées. »[112]
Santé mentale
Les travailleurs sociaux, les psychologues ainsi que les médecins prenant en charge des enfants migrants non accompagnés à Marseille ont signalé une incidence élevée de symptômes tels que des pensées intrusives évoquant un trouble de stress post-traumatique, des difficultés de sommeil, une dépression et une anxiété. Même si certains enfants avec lesquels Human Rights Watch s'est entretenu ont pu expliquer ce qu'ils ressentaient, la plupart n'avaient pas le vocabulaire technique ni la capacité émotionnelle pour décrire en détail leurs expériences ou ce dont ils avaient besoin pour se rétablir.
Traumatisme lié au voyage
Le traumatisme vécu par les enfants non accompagnés avant, pendant et après leur voyage vers la France est susceptible d'être important, selon les psychologues et des travailleurs sociaux. Cela concorde avec les recherches antérieures de Human Rights Watch documentant les graves problèmes de santé mentale chez les personnes cherchant refuge dans l’Union européenne.[113] Par ailleurs, selon Marie Jacob, psychologue au Comede, « les effets secondaires du traumatisme d'un voyage en bateau apparaissent nettement plus importants chez les enfants que chez les adultes. » [114]
Le stress post-traumatique, lié à des événements menaçants, néfastes et potentiellement traumatisants, a un impact sur la capacité des enfants à raconter leur histoire personnelle et à s’exprimer.[115] Cela a des implications pour les évaluations de l'âge où les examinateurs posent aux jeunes des questions sur leur parcours migratoire, leurs antécédents familiaux et les raisons pour lesquelles ils ont quitté le pays d'origine, tout en jugeant leur capacité à mémoriser des subtilités. Une psychologue s’occupant d’enfants migrants à Marseille a expliqué que « le processus de récit de souvenirs douloureux et violents réactive le stress post-traumatique…. Cela oblige les enfants à revivre les terreurs du passé comme si elles se produisaient au moment présent. »[116]
Des travailleurs sociaux et des bénévoles ont indiqué à Human Rights Watch que l'écrasante majorité des enfants migrants non accompagnés qui arrivent à Marseille ont subi un type de traumatisme. « Tous ces enfants ont soit échappé à la mort, soit perdu quelqu'un en chemin », a déclaré une bénévole du Collectif 113.[117]
Les entretiens avec des enfants, et avec toute personne ayant subi un traumatisme, nécessitent une expertise et des soins pour éviter un nouveau traumatisme. Cependant, selon des bénévoles à Marseille, les évaluations de l’âge ne sont pas toujours adaptées à l’état de santé mentale ou aux besoins de l’enfant, et aggravent souvent l’anxiété et le traumatisme. Le personnel du projet ASSAb nous a expliqué :
On voit beaucoup d’enfants arriver avec des traumatismes psychologiques considérables dus à leur parcours migratoire, des enfants qui ne sont même pas capables de raconter leur histoire parce qu’ils sont trop submergés, mais l’évaluation a lieu quand même. Et si le résultat est négatif, l’enfant est immédiatement mis à la rue, même s’il ou elle est complètement dépassé.e.[118]
Bien que l’évitement émotionnel et la perte de mémoire soient deux mécanismes de défense courants chez les personnes traumatisées, les examinateurs de l’ADDAP 13 les considèrent souvent comme des signes de l’âge adulte.[119] Comme le décrivent des avocats de la Commission des Mineurs non accompagnés du Barreau des Avocats de Marseille, « on voit souvent inscrit sur les évaluations d'âge que l'enfant a raconté la perte d'un être cher au cours du voyage avec 'détachement émotionnel' et c'est une raison pour ne pas croire leur âge. »[120] Une autre justification générique pour une évaluation négative de l’âge figurant dans les dossiers consultés par Human Rights Watch était les « problèmes de mémoire immédiate ».
Le fait que les évaluations d’âge soient réalisées sans prendre en compte la vulnérabilité psychologique des enfants « constitue une sorte d’abus », a déclaré Julien Delozanne, de MSF Marseille.[121]
En réponse à notre demande de commentaires, l’ADDAP 13 a écrit :
Concernant l’entretien d’évaluation et l’état de santé de la personne, comme indiqué dans la partie sur l’évaluation, avant toute détermination de date d’entretien, un point est fait avec l’équipe éducative et médicale. Si les professionnels en charge du jeune font état d’une situation de traumatisme important, de déficiences ou d’un état de santé trop dégradé pour permettre le bon déroulé de l’échange, l’entretien sera reporté et le Conseil départemental en sera informé. En tant que de besoin, il peut être demandé un délai supplémentaire et un maintien en mise à l’abri.[122]
Périodes prolongées d’incertitude
Nos recherches ont révélé que la procédure d'évaluation de l'âge ainsi que les longues périodes d'incertitude et d'instabilité qui en résultent pour les enfants considérés comme des adultes augmentent les sentiments de dépression, l'anxiété et l'automutilation.[123] Dans un récit typique, Moussa E., un garçon guinéen de 17 ans défini comme étant un adulte après une évaluation erronée de son âge, nous a confié : « J’adore la musique et le football. Mais je ne trouve plus de joie dans ces choses parce que j’attends sans fin. J'ai rencontré beaucoup de difficultés avec mon passeport et pour obtenir mes documents. Toute mon énergie est dépensée à attendre. »[124]
Après avoir passé des mois, voire des années à se déplacer, le stress supplémentaire lié au rejet à l’arrivée en France a un effet néfaste sur la santé mentale des enfants non accompagnés. La psychologue de MSF, Julie Arçuby, a déclaré à Human Rights Watch que l'incertitude concernant l'hébergement ainsi que la durée et l'issue éventuelle des procédures judiciaires exacerbent non seulement les problèmes de santé mentale existants, mais provoque également une nouvelle détresse psychologique :
Je connais des enfants qui ont déjà dormi dans dix lits différents depuis leur arrivée en France, qui ne sont pas encore reconnus comme mineurs et qui ne sont même pas au bout de leur parcours. La conséquence de cette insécurité sur leur santé mentale est énorme. L’incertitude exacerbe les traumatismes existants, comme ceux liés à ce qui s’est passé dans leur pays d’origine ou aux horreurs qu’ils ont vécues lors de leur voyage vers la France.[125]
Ibrahima N., un garçon guinéen de 16 ans, nous a expliqué : « La France était mon pays de rêve mais maintenant que je suis ici, il y a trop de soucis. Je pense toujours à ce qui va se passer ensuite. Je pensais vraiment que je serais accepté ici… Je ne pensais pas que ce serait si difficile. »[126]
La plupart des enfants avec qui nous nous sommes entretenus nous ont indiqué qu'ils étaient profondément angoissés dans l’attente du résultat des audiences judiciaires visant à réexaminer les déterminations négatives de l'évaluation de l'âge. « Mon avocat m’a annoncé que j’irai enfin devant le juge le mois prochain, après une année complète en France, mais je ne sais pas ce qui va se passer. Je perds du temps », a déclaré Syed A., un jeune Bangladais de 17 ans.[127] Dans un cas similaire, Salimatou A., un garçon guinéen de 17 ans, nous a expliqué : « J'ai une avocate. Je lui envoie des messages, mais elle ne peut pas toujours répondre. Je suis stressé quand les gens me disent que ça va prendre plus de temps. Cela fait un an et rien. Je continue d'attendre. »[128]
Kwame B., un garçon ghanéen de 15 ans qui, avec l'aide d'avocats, a demandé au juge des enfants de revoir sa détermination négative de l'âge, nous a déclaré en mai 2023 : « Quand mon passeport arrivera, je reverrai le juge. Mais cela fait huit mois et j'attends toujours. J’ai arrêté d’appeler mon avocat parce que quand je le fais, je me mets à pleurer. »[129] Lorsque nous lui avons de nouveau parlé fin juin, il ne savait toujours pas quand il connaîtrait l'issue de son cas.[130]
Une psychologue fournissant un soutien psychosocial aux enfants migrants non accompagnés nous a déclaré que « l’incertitude perpétuelle que vivent ces enfants – l’anxiété de l’arrivée de leur 18ème anniversaire et l’incertitude de ce qui pourrait arriver dans le futur – entretient leur état de stress et de dépression graves. »[131]
Naviguer dans les complexités du système administratif français est aussi particulièrement déroutant pour les enfants et pèse sur leur santé mentale. « La loi est souvent impossible à comprendre. C’est fait exprès… c’est une manière, comme d’autres, de refuser l’accueil d’enfants migrants sur notre territoire », a déclaré à Human Rights Watch un médecin soignant des jeunes à Marseille.[132]
Bilan de santé initial
En vertu de la loi française, le département est chargé de procéder à « une première évaluation des besoins de santé des personnes se présentant comme mineures et privées temporairement ou définitivement de la protection de leur famille… et, le cas échéant, une orientation vers les soins ».[133] Le Défenseur des droits plaide également pour que les personnes non accompagnées déclarant avoir moins de 18 ans se soumettent à un bilan de santé pendant la période d'accueil provisoire d'urgence (APU).[134]
À Marseille, l’ADDAP 13 est chargée d’organiser ce premier bilan de santé comprenant un examen adapté à l’âge de l’enfant, une mise à jour vaccinale et un dépistage de la tuberculose.[135] La réalisation de ce bilan de santé est un critère pour la participation financière de l'État aux dépenses engagées par le département pendant la période de détermination de l'âge et d'hébergement temporaire d'urgence.[136]
En 2022, la Direction générale du ministère de la Santé (DGS) et la Direction générale du ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale (DGCS) ont publié un guide de bonnes pratiques sur l'évaluation initiale des besoins de santé des enfants non accompagnés pendant la période d’accueil provisoire d'urgence (APU).[137] Le guide recommande que les enfants bénéficient d'un premier entretien de santé dans les 48 heures suivant leur arrivée dans un accueil provisoire d'urgence visant à « identifier un [éventuel] problème de santé nécessitant un avis médical et/ou une prise en charge somatique et psychologique urgente », suivi d'un examen médical plus complet au moins trois jours après qu’ils aient été « stabilisés dans la sécurisation de leurs besoins fondamentaux ».[138]
Soins retardés pendant la période d’accueil provisoire d’urgence
Selon les médecins et infirmiers spécialisés dans la prise en charge médico-psycho-sociale des enfants migrants non accompagnés à Marseille, les examens de santé pendant la période d'accueil provisoire d'urgence ne sont pas systématiques.[139] Les enfants ne peuvent pas se présenter aux rendez-vous d'information, de dépistage et de diagnostic du VIH, de l'hépatite virale et des IST dans les Centres gratuits d'information, de dépistage et de diagnostic (CeGGID), ou de dépistage dans les Centres de Lutte contre la Tuberculose (CLAT) s'ils ne sont pas accompagnés d'un adulte.
Julien Delozanne du projet MSF à Marseille a déclaré à Human Rights Watch : « Nous voyons souvent des enfants [au sein du groupe MSF] qui ne sont jamais allés dans ces centres pour se faire dépister à leur arrivée au service d'évaluation départemental… » Les personnels travaillant à l'accueil de Médecins du Monde de Marseille constatent que « l'ADDAP 13 peut aider le jeune migrant à prendre rendez-vous au CLAT mais ne l'accompagne pas toujours, donc on ne sait pas s'il arrive réellement pour l’examen. » Un pédiatre s’occupant d’enfants non accompagnés a également déclaré que « techniquement, tous les MNA qui passent par l’ADDAP 13 devraient avoir un examen de santé réalisé par le CEGGID et le CLAT, mais on ne sait pas très clairement combien le font. Je ne suis pas sûr qu’ils le fassent tous, en fait, je crois que c’est loin d’être le cas. »[140] Selon une infirmière intervenant auprès d’enfants migrants non accompagnés, seulement entre 10 et 20 % des jeunes qu'elle a soignés avaient subi un examen médical pendant leur période d'accueil provisoire d'urgence à l'ADDAP 13.[141]
Problèmes de santé non détectés
Nous avons entendu plusieurs cas dans lesquels des enfants non accompagnés n'ont pas eu d'évaluation de santé à leur arrivée à Marseille et ont par conséquent été confrontés à des retards dans l'obtention des soins de santé nécessaires.
Par exemple, A., une adolescente d'Afrique de l'Ouest qui a fui un mariage forcé dans son pays et a subi des violences sexuelles lors de son voyage à travers la Tunisie, a dormi à la gare Marseille-Saint-Charles jusqu'à ce que la DIMEF (Direction des Maisons de l'Enfance et Famille), un service départemental qui accueille les enfants en situation critique ou vulnérable, lui accorde un accueil provisoire d'urgence (APU).
Trois semaines après le début de sa période d'accueil provisoire d'urgence, elle n'avait toujours pas subi un premier examen de santé et avait reçu une évaluation négative de son âge. Lorsqu'elle s’est sentie malade, une bénévole lui a proposé de se rendre au Comede, une association de santé pour les personnes migrantes à Marseille. Une fois sur place, son examen médical a révélé qu'elle était enceinte de 11 semaines. Sabine Allier, l’accueillante sociale qui a accompagné la jeune fille à l'hôpital pour un avortement, a déclaré à Human Rights Watch que des médecins avaient exprimé leur confusion et leurs soupçons en raison de l'incohérence entre la date de naissance figurant sur ses documents d'identité et les documents du département rejetant sa minorité :
Pour toute jeune fille, un avortement est déjà difficile, mais quand en plus vous êtes suspectée, cela se transforme en un moment extrêmement violent. Un peu de douceur aiderait. La violence à laquelle ces enfants sont confrontés est multifactorielle.[142]
Des obstacles tels que des délais administratifs peuvent empêcher les personnes d'accéder à l'avortement dans les délais légaux, qui en France sont la quatorzième semaine de grossesse.
Dans un autre cas, T., une adolescente d'Afrique de l'Ouest, a passé plusieurs semaines à l'ADDAP 13 pendant sa période d'accueil provisoire d'urgence avant de subir une évaluation de son âge et de se voir refuser la reconnaissance de sa minorité. En attendant que son dossier soit réexaminé par le juge des enfants, une association marseillaise l'a emmenée au Comede où elle a découvert qu'elle était séropositive. Lorsqu'une bénévole l'a accompagnée à l'hôpital pour se faire soigner, les médecins lui ont expliqué que, comme T. n'avait pas de représentant légal, il était contraire à l'éthique et illégal de lui prodiguer un traitement.[143]
La bénévole a expliqué à Human Rights Watch qu'en l'absence de représentant légal, la stratégie de l'association est de montrer l'évaluation négative de l'âge des enfants par l'ADDAP 13 comme moyen de légitimer leur statut d’« adultes » ayant le droit de prendre des décisions éclairées concernant leurs soins médicaux.[144] Cependant, les enfants craignent souvent de recourir à cette approche, de peur que cela ait un impact sur leurs procédures judiciaires.
L’accueillante sociale accompagnant T. a indiqué :
Elle est à Marseille depuis quelques mois déjà. Si elle avait passé un premier bilan de santé pendant la période de son accueil provisoire d'urgence à l'ADDAP 13, elle ne subirait pas ce retard de traitement et ne courrait pas de risque de potentiellement transmettre le VIH à d'autres.[145]
Même en présence d’une évaluation négative de l’âge, il n’existe pas d’approche universellement acceptée par les professionnels de la santé quant à savoir qui peut autoriser un traitement médical dans les cas d’enfants migrants non accompagnés qui se voient refuser la reconnaissance de leur minorité, le résultat dépend donc du médecin et du cas. Les infirmières de MSF ont décrit des cas d'autres enfants qui ont connu des retards dans les soins en raison d'obstacles administratifs :
La semaine dernière, j'ai accompagné un jeune à l'hôpital pour une radiographie. Nous avons passé plus d’une heure à l’accueil car le personnel de l’hôpital ne comprenait pas pourquoi l’enfant n’avait pas de représentation légale. Ils n’ont pas voulu nous fournir d’étiquettes pour le scanner, même s’il avait été soigné deux mois plus tôt dans un autre hôpital sans aucun problème.[146]
Les médecins et infirmières qui accompagnent les enfants à leurs rendez-vous nous ont expliqué que ces récits ne sont pas inhabituels. Selon une assistante sociale, « les systèmes en place en France exigent que ces enfants soient majeurs pour accéder aux soins. C’est tellement absurde et abstrait. C’est complètement incompréhensible, même pour nous. »[147]
Besoins psychologiques non détectés
Comme évoqué ci-dessus, le guide de bonnes pratiques stipule que dans les 48 heures suivant leur entrée dans un accueil provisoire d’urgence, les enfants doivent bénéficier d’un premier bilan de santé portant à la fois sur « les aspects somatiques et psychiques, [tels que] les propos délirants, les propos incohérents, les difficultés de repères dans le temps et l’espace, les trous de mémoire, etc. »[148] Pourtant, il n'y a qu'un seul psychologue disponible en interne à l'ADDAP 13 pour parler avec les enfants, leur fournir un soutien psychosocial et suggérer des interventions si nécessaire. « C’est un point sur lequel nous essayons de travailler, notamment parce que nous nous rendons compte que pour ces enfants, des traumatismes refont souvent surface après que nous les avons accueillis », nous a confié le directeur de l’ADDAP 13.[149]
Des psychologues, des travailleurs sociaux et des médecins nous ont fait part de plusieurs témoignages d'enfants à Marseille qui n'ont jamais fait l'objet de bilan psychologique pendant la période d'évaluation de l'âge et d’accueil provisoire d'urgence à l'ADDAP 13, qui ont été considérés à tort comme des adultes, et dont on a découvert par la suite qu’ils avaient subi de graves traumatismes psychologiques.
F., un adolescent originaire d’Asie centrale, a quitté son pays après que ses frères aînés ont été assassinés par les talibans. Il a été séparé de ses parents à la frontière entre l’Iran et la Turquie, puis réduit en esclavage pendant des années par des passeurs parce qu’il ne pouvait pas les payer. Après être passé dans plusieurs camps de réfugiés en Roumanie, Autriche, Slovaquie et Allemagne à la recherche de ses parents, il est arrivé à Marseille.
Il a reçu une évaluation négative de son âge, même s'il a présenté son acte de naissance montrant qu'il avait moins de 18 ans et manifestait une détresse psychologique cohérente avec le récit de son parcours. Après qu’il a été mis à la rue, un médecin s’occupant d’enfants dans un centre de santé de Marseille l'a trouvé et l'a emmené à l'hôpital, où il a passé 15 jours dans un service psychiatrique. « Il était dans un état extrêmement fragile. Il tremblait, il faisait des cauchemars agités à propos de sa mère et il avait même des pertes de connaissance, dont nous avons découvert plus tard qu'elles étaient dues à une épilepsie post-traumatique [convulsions survenant après un traumatisme crânien] », a expliqué le médecin à Human Rights Watch.[150] F. continue de recevoir régulièrement des soins de santé mentale dispensés par un psychiatre, a indiqué le médecin.
Le médecin nous a parlé d'un autre cas d'un jeune garçon ouest-africain qui présentait des signes visibles de stress post-traumatique alors qu'il était à l'ADDAP 13 pendant sa période d'accueil provisoire d'urgence. Il a été accompagné dans différents centres de santé de Marseille jusqu'à ce qu'un médecin de la Permanence Accès aux Soins de Santé (PASS) finisse par établir un diagnostic de délire et propose une évaluation psychiatrique.[151] Au cours du processus d’évaluation de l’âge, les évaluateurs n’ont pas pris en compte l’état de santé mentale de l’enfant, qui a reçu une évaluation négative de son âge et a ensuite été mis à la rue.
Lorsque le personnel de MSF l'a trouvé dans un squat dans un état de « délire », avec une santé mentale « complètement détériorée, » ils l'ont emmené dans un hôpital psychiatrique.[152] Un médecin qui a suivi ce cas nous a expliqué : « Ces situations nous amènent à nous demander : ‘Comment peut-on évaluer un enfant dans cet état ? Et surtout, comment peut-on mettre cet enfant à la rue ?’ »[153]
MSF Marseille et Le Comede connaissent d'autres enfants qui ont besoin d'aménagements raisonnables et de garanties pour participer de manière significative aux processus d'évaluation de l'âge, y compris des survivant.e.s de violences — notamment de violences sexuelles ou basées sur le genre — des enfants vivant avec un stress post-traumatique, l'anxiété, la dépression, et des enfants qui souffrent de pensées intrusives, de la dissociation, des flashbacks et de graves troubles du sommeil.
Soins retardés à la suite d’une évaluation d’âge négative
Bien que certains enfants bénéficient d’un premier bilan de santé pendant leur période d’accueil provisoire d’urgence, même dans ces cas, la poursuite des soins est absente. Des professionnels médicaux qui soignent les enfants migrants non accompagnés à Marseille ont relaté bon nombre de cas d'enfants diagnostiqués avec des pathologies en période d'accueil provisoire d'urgence (APU), puis complètement perdus de vue après que la reconnaissance de leur minorité a été refusée et qu’ils ont été remis à la rue.[154]
Le Dr Rémi Laporte a déclaré à Human Rights Watch qu'une fois que les enfants quittent les établissements de l'ADDAP 13, il est plus difficile de les contacter car ils n'ont plus d'adresse et un grand nombre n'ont pas de téléphone ou ont changé de numéro. Par conséquent, les enfants peuvent ne pas se présenter à leurs prochains rendez-vous médicaux ou ignorent les résultats de tests indiquant une nécessité de soins de suivi :
Un grand nombre des enfants que je dois revoir pour une deuxième visite, je ne les reverrai jamais si entre la première fois que je les vois et la suivante, leur minorité est rejetée. Nous essayons de les appeler lorsqu'il y a des maladies importantes [telles que le VIH, les IST, la tuberculose ou l'hépatite] qui nécessitent un traitement, mais nous avons souvent du mal à les contacter.[155]
Maladies non traitées
R., un adolescent originaire d’Afrique de l’Ouest, est arrivé à l’ADDAP 13 en février 2021. Alors qu’il était en période d’accueil provisoire d’urgence, il a été conduit au CLAT pour un examen de santé et a été diagnostiqué avec une tuberculose. Le CLAT a partagé le diagnostic avec l’ADDAP 13 et a demandé à R. de retourner chez eux pour se faire soigner. Malgré de nombreuses relances pendant plusieurs mois de la part du CLAT auprès de l'ADDAP 13, R. n'a jamais été redirigé vers leurs services pour y être soigné.
En avril 2021, trois mois après le diagnostic, R. a reçu une évaluation d’âge négative et a été renvoyé à la rue sans traitement antituberculeux ni soins de suivi. Après un énième appel téléphonique du CLAT demandant à voir R. pour un traitement, l'ADDAP 13 a expliqué qu'il n'était plus hébergé dans leurs locaux.
En novembre 2021, R. a brusquement perdu toute sensation dans ses deux jambes. Lorsqu'il s'est rendu à l'hôpital, les médecins ont découvert que la tuberculose s'était propagée à ses os et à sa moelle épinière. Les médecins ont pratiqué une arthrodèse d’urgence — une fusion articulaire — et ont inséré des plaques métalliques dans ses vertèbres. D’après une bénévole, « Il a perdu 60 % de sa mobilité et il y a des mouvements qu’il ne pourra plus jamais refaire. »[156]
L'infirmière de MSF qui s'est occupée du cas et du suivi de R. nous a expliqué que si des mesures avaient été prises dix mois plus tôt lors de son premier dépistage de tuberculose au CLAT pendant la période d'accueil provisoire d'urgence, les complications auraient pu être évitées : « S’ils avaient soigné la tuberculose au moment où elle a été diagnostiquée, il n'aurait peut-être pas perdu sa mobilité... le fait que l'ADDAP 13 n'ait prévenu personne de son état est inacceptable. »[157] Des bénévoles nous ont déclaré en mai 2023 que R. continuait à ressentir de graves douleurs physiques et avait des difficultés à monter les escaliers.
Dans un autre cas, un adolescent ouest-africain est entré dans les locaux de l’ADDAP 13 le 24 février en se plaignant de malaise. Son dossier montre qu'il a été testé positif à la tuberculose au CLAT, mais seulement le 23 mars, soit près d'un mois plus tard, nous ont indiqué des avocats.[158]
Un médecin soignant des enfants migrants non accompagnés a décrit le cas d'E., un adolescent originaire d'Afrique de l'Ouest arrivé à Marseille en 2021.[159] Après avoir été refoulé de l'ADDAP 13 et inscrit sur une liste d'attente pour une place dans un hébergement temporaire d'urgence, il a dormi à la gare Marseille-Saint-Charles jusqu'à ce qu'il soit placé dans une famille d'accueil grâce à une association animée par des bénévoles.
Au bout de deux mois, E. a finalement obtenu un hébergement temporaire d'urgence avec l'ADDAP 13 et a subi un premier examen médical avec le CLAT et le CEGGID, qui a révélé une tuberculose latente et une hépatite B. Il n'a reçu aucun traitement pendant la période d'accueil provisoire d'urgence et a ensuite été remis à la rue après avoir reçu une évaluation négative de son âge, sans aucun droit aux soins de santé ni aucune orientation concernant un plan de traitement. Ce n'est que quelques mois plus tard, lorsque des membres du personnel de MSF ont trouvé E., qu'ils ont découvert qu'il avait déjà été dépisté par le service et qu'il était porteur de maladies infectieuses sans aucun traitement.
Un médecin qui a soigné E. dans un centre de santé géré par une association nous a expliqué :
Il avait des résultats assez inquiétants dans ses analyses, des douleurs au foie, une charge virale très élevée… et il était complètement livré à lui-même, sans assurance maladie, rien. C'est un miracle qu'il soit venu nous voir. Son foie était sur le point de s'arrêter. Quand on voit un garçon dormir dans la rue — ce qui, nous le savons déjà, est néfaste pour les besoins vitaux de santé — sans accès aux soins, et en train de détruire clairement sa santé, et que le département le savait depuis le début et n’a rien fait… en tant que médecin, cela m'a vraiment traumatisé.[160]
Une infirmière et d’autres professionnels de la santé qui se sont entretenus avec Human Rights Watch ont déclaré que le manque d’accès d’E. à un traitement était non seulement dangereux pour lui, mais constituait également un problème de santé publique pour le reste de la population.[161]
Des avocats de la Commission des mineurs non accompagnés du Barreau des Avocats de Marseille ont représenté un jeune homme qui se plaignait de fortes douleurs au genou. Après une première évaluation de santé alors qu'il se trouvait dans un accueil provisoire d'urgence, on lui a déclaré qu'il avait besoin d'une biopsie. Il a ensuite reçu une évaluation négative de son âge et a été expulsé de son hébergement temporaire d'urgence le jour de l'intervention prévue. Faute de rappel ou d’accompagnement d’un représentant de l’ADDAP 13, il ne s’est pas présenté à son rendez-vous. Quelques mois plus tard, lorsqu'il a finalement reçu une prise en charge médicale par l'intermédiaire d'une association, les médecins ont découvert qu'il souffrait d'un cancer au genou.[162]
MSF Marseille a connaissance d'autres cas graves d'enfants présentant des problèmes médicaux non traités ou pour lesquels les soins ont été retardés, notamment la drépanocytose, la cirrhose du foie, de fortes douleurs musculaires et articulaires liées aux coups subis en Libye, des polypes vésicaux causés par des vers parasites et l'hépatite B.[163]
Retards dans l’accès à l’éducation
En France, tous les enfants ont légalement accès au droit à l’éducation, quel que soit leur statut migratoire.[164] Cependant, des enfants non accompagnés à Marseille qui demandaient un réexamen de l’évaluation défavorable de leur âge ont décrit un manque d'accès à l'école et ont rapporté des difficultés d'inscription.
Oumar N., un garçon guinéen de 16 ans, nous a raconté : « Je suis venu ici en France pour aller à l'école. C’était mon rêve d’étudier ici, ça me rendrait tellement heureux. »[165] Comme Oumar, la plupart des enfants interviewés par Human Rights Watch ont exprimé leur motivation à poursuivre leurs études en France et à étudier afin d’avoir un meilleur avenir.
Délais d’inscription
Pour s'inscrire à l'école, les enfants migrants doivent passer un test d’évaluation du Centre académique pour la Scolarisation des enfants Allophones Nouvellement Arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de Voyageurs (CASNAV) afin de déterminer leur niveau scolaire. Pour s'inscrire, les enfants doivent remplir un formulaire en ligne en français, ce qui nécessite souvent une aide pratique.
Des bénévoles, des avocats et des enfants eux-mêmes ont déclaré à Human Rights Watch que le département n'aide pas les jeunes qui attendent une évaluation de leur âge ou qui font appel d'une détermination d'âge défavorable dans le cadre de cette procédure.[166] Les enfants doivent plutôt compter sur l’aide d’associations locales pour les aider à s’inscrire au test CASNAV.
Une fois que les enfants reçoivent les résultats de leurs tests, le ministère de l’Éducation est tenu de les affecter à un établissement scolaire. Selon Stéphan Laplanche, président d’honneur de l’association Droit à l’École, « l’accès à l’éducation de ces enfants n’est pas au ‘bon vouloir de l’école’ ; tous les jeunes ont le droit légal de poursuivre des études. »[167]
Malgré les garanties légales, les départements français n'autorisent pas toujours les jeunes non accompagnés à s'inscrire à l'école, faisant souvent valoir que les classes sont saturées et que les enfants migrants prennent des places aux enfants français. Dans certains départements, les services locaux de l’Éducation nationale bloquent même l’accès des enfants migrants non accompagnés au système public et le secteur privé prend le contrôle de leur scolarisation.[168]
À Marseille, les réseaux bénévoles et citoyens de RAMINA, Soutien 59 Saint-Just et Collectif 113 ont réussi à convaincre des écoles publiques locales d'inscrire des enfants dont la minorité n’est pas formellement reconnue, mais qui ont obtenu un résultat au test d’évaluation CASNAV. Néanmoins, il y a des retards importants dans l’inscription scolaire étant donné que les classes sont pleines.
Presque tous les enfants avec lesquels nous nous sommes entretenus ont attendu des mois — ou attendaient encore — avant d’être affectés à un établissement scolaire. Selon une bénévole du Collectif 13 qui aide les enfants dans leurs démarches de scolarisation, les jeunes non reconnus comme enfants à Marseille perdent en moyenne six mois de scolarité à cause des retards :
S’ils arrivent en février, les délais sont si longs qu’ils ne pourront probablement pas intégrer d’école avant le mois de septembre suivant. Même s'ils arrivent en août, le temps qu'ils passent l’évaluation de leur âge, qu’ils trouvent une association pour les aider, qu’ils se stabilisent et qu’ils soient inscrits dans une école, ils auront perdu plusieurs mois d'études.[169]
Mamadou O., un garçon guinéen de 16 ans, nous a expliqué en juin 2023 qu'il avait passé le test d’évaluation du CASNAV le 4 mai mais qu'il n'avait pas encore reçu d'informations sur son affectation scolaire. « Je veux vraiment aller au lycée mais maintenant je dois attendre la fin des vacances d'été. Parfois, j'aimerais pouvoir retourner dans mon pays. Je suis ici depuis février et je ne peux toujours pas aller en cours. »[170]
Dans des cas similaires, Salimatou A., un garçon guinéen de 17 ans, a passé le test le 5 mai, et Danso M., un garçon ghanéen de 15 ans, a passé le test le 26 mai. Quand nous nous sommes entretenus avec ces enfants, fin juin, aucun d'eux n'avait reçu de réponse du rectorat concernant leur affectation scolaire.[171]
Human Rights Watch a également entendu parler de cas dans lesquels des enfants ont rencontré des difficultés pour être scolarisés même après avoir été officiellement reconnus comme mineurs.
Pour certains enfants, avoir un niveau d'éducation plus élevé ou un français plus avancé signifie que les délais sont plus longs car il y a moins de places disponibles que dans les classes de niveau débutant. Par exemple, Oumar N., le jeune Guinéen de 16 ans, nous confiait en juin 2023 qu'il se sentait abandonné par le système scolaire français :
Mes résultats aux tests me permettent d'aller directement en CAP (certificat d’aptitude professionnel). Au début, c’était une nouvelle tellement géniale que j’étais fier, mais ensuite ils m’ont dit que je ne serais pas inscrit avant le début de la nouvelle année scolaire. Et maintenant que RAMINA m'aide à m'inscrire, nous voyons qu'il n'y aura peut-être même pas de places disponibles pour moi en septembre. C’est tellement décourageant parce que je veux continuer à apprendre.[172]
Un grand nombre d’enfants ont exprimé l’espoir que leur situation instable s’améliorera une fois qu’ils pourront commencer l’école. Souleymane K., un garçon de 16 ans originaire de Côte d’Ivoire vivant dans le squat du Collectif 113, a déclaré à Human Rights Watch : « Je
ne vais pas encore à l’école. J’ai fait mon test CASNAV le mois dernier, mais on m’a dit que je devais attendre l’automne. » Il a ajouté : « Je sais que l'école m'aidera. Je n'ai pas encore d'amis ici, mais j'en trouverai à l'école. »[173]
Selon une psychologue du Comede, l'école contribue à stabiliser les enfants car ils constatent une évolution de leur situation. « L’apprentissage aide à réduire les pensées traumatisantes. Une fois que les enfants commencent l’école, leur anxiété liée à l’inactivité et aux ruminations diminue », a-t-elle déclaré.[174] Cela concorde avec ce que nous ont indiqué les enfants qui ont été inscrits avec succès à l’école. « La seule chose qui me rend heureux ici, c’est l’école et ma musique », a déclaré Kwame B., un garçon ghanéen de 15 ans. [175] Salimatou A., un garçon guinéen de 17 ans, nous a confié : « J'adore l'école. Ce sont les cours de français que je préfère ; comme ça, je peux comprendre ce qui se passe ici et sentir que je fais partie de la société. »[176]
D'autres enfants avec qui nous nous sommes entretenus nous ont dit que le fait d'aller à l'école a amélioré leur communication avec les avocats et les bénévoles, les aidant ainsi à mieux comprendre leur situation juridique. « Nous sommes une société fondée sur l'écrit, c'est donc d'autant plus compliqué pour les enfants s'ils ne vont pas à l'école d'apprendre à lire et à écrire en français », selon Lucie Borel de Médecins du Monde.[177]
Human Rights Watch a également été informé de cas dans lesquels des enfants se sont inscrits avec succès à l'école en attendant que leur cas soit entendu, mais ont dû recommencer le processus d'inscription ou parcourir de longues distances pour assister aux cours une fois qu'ils ont été pris en charge par l’Aide sociale à l'enfance (ASE). Dans un de ces cas, Konan O., un garçon ivoirien de 16 ans, a réussi à s’inscrire dans une école du centre de Marseille avec l’aide de RAMINA. Une fois reconnu comme mineur par le juge des enfants, il a été transféré dans un logement ASE à Istres, en périphérie de la ville. Il a continué à fréquenter la même école jusqu’à l’âge de dix-huit ans, malgré le trajet d’une heure et demie chaque matin et soir.[178]
Permis de séjour
Les retards de scolarisation peuvent compromettre les chances des enfants d'obtenir un statut légal lorsqu'ils atteignent l'âge de 18 ans.[179] Le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) stipule que pour demander une régularisation légale à la majorité, les enfants migrants doivent justifier d'une formation professionnelle d’au moins six mois, à terminer dans l'année qui suit leur dix-huitième anniversaire.[180] Aller à l’école est une première étape indispensable pour acquérir une telle formation et répondre à ce critère.
Les bénévoles, avocats et médecins que nous avons interviewés ont également expliqué que les enfants migrants sont contraints de choisir une filière professionnelle pour répondre aux critères d’obtention d’un permis de séjour et qu’ils ne sont pas libres de poursuivre des études générales. Un bénévole du Collectif 113 nous a confié que cela empêche souvent les enfants d'étudier ce qu'ils voulaient vraiment :
Un jeune qui souhaite devenir médecin ou avocat ne le peut tout simplement pas, car ces formations ne comptent pas comme formation professionnelle qualifiante pour l'obtention d'un permis de séjour. Le système français les maintient à un niveau de travail inférieur. Lorsque nous les aidons à choisir leur voie, nous ne pouvons pas répondre à leurs désirs ou à leurs besoins car pour obtenir des papiers, ils doivent emprunter une certaine voie. C'est extrêmement frustrant pour eux.[181]
Normes juridiques
Les enfants migrants non accompagnés bénéficient des droits garantis par les traités européens et internationaux applicables en France. Comme le souligne le Conseil de l’Europe, les enfants migrants doivent être traités avant tout comme des enfants, avant d’être des migrants.[182]
La reconnaissance formelle d'une personne comme étant âgée de moins de 18 ans détermine l'éligibilité aux services de protection de l'enfance. Les jeunes migrants non accompagnés en France ne peuvent accéder aux droits et services tels que l'assistance juridique, la désignation d'un tuteur, un hébergement sûr, des soins de santé et l'éducation tant qu'ils n'ont pas été officiellement pris en charge par le système de protection de l'enfance (Aide sociale à l'enfance, ASE).
En vertu du droit national[183] et des accords internationaux,[184] la France a l’obligation de garantir que les enfants migrants non accompagnés sur son sol bénéficient de soins ainsi que d’une protection adéquate, sans discrimination fondée sur l’origine ou le statut administratif. Nos recherches mettent en lumière les difficultés que rencontrent les enfants migrants non accompagnés à Marseille lorsqu’ils sont considérés à tort comme des adultes, et documentent l’incapacité du département à garantir aux enfants leur droit à la protection et à l’assistance.
Présomption de la minorité et bénéfice du doute
En vertu de la loi française, personnes se déclarant mineures devraient se voir accorder le bénéfice du doute en cas d'incertitude quant à leur minorité.[185] Dans des termes similaires, le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a conclu que les enfants ont droit au bénéfice du doute lorsqu’ils subissent une évaluation de leur âge, « de sorte que s’il existe une possibilité que l’individu soit un enfant, il devrait être traité en tant que tel. »[186] Lors de son examen de la France en juin 2023, le comité a exprimé ses inquiétudes quant à « l'accès adéquat des enfants non accompagnés aux structures de protection de l'enfance, à la représentation légale, au soutien psychologique, à l'assistance sociale, à la santé et à l'éducation, ainsi qu'à l'hébergement », et a appelé les autorités françaises à accorder aux enfants la présomption de minorité tout au long de la procédure d’évaluation de l’âge, soulignant que « pendant que ce processus est en cours, le jeune doit bénéficier du bénéfice du doute et être traité comme un enfant – et donc maintenu dans un système de protection de l’enfance. »[187]
Une recommandation du Conseil de l’Europe de 2022 appelle les États à appliquer la présomption de minorité tout au long de la procédure de détermination de l’âge, de sorte que « si des doutes raisonnables subsistent… la personne devrait être considérée comme un enfant » et que « la marge d’erreur devrait être appliquée en faveur de l’enfant. » [188] De la même manière, la Directive européenne sur les procédures d’asile prévoit que si le doute persiste, il convient de considérer que l’individu est un enfant. [189] Les instances internationales ont lancé le même appel. Par exemple, le HCR observe que « [l]a marge d’appréciation inhérente à toutes les méthodes d’évaluation de l’âge doit être appliquée de telle manière qu’en cas d’incertitude, l’individu soit considéré comme un enfant. »[190]
La Cour européenne des droits de l'homme a estimé que la présomption de minorité est « un élément inhérent à la protection du droit au respect de la vie privée » des enfants migrants non accompagnés.[191]
Comme Human Rights Watch l’a déjà documenté ailleurs en France, les évaluations de l’âge à Marseille n’appliquent pas la présomption de minorité et n’accordent pas aux enfants le bénéfice du doute.[192] En conséquence, les enfants restent souvent considérés à tort comme adultes pendant des mois, voire des années, les privant ainsi de la protection et de l’exercice des droits qui leur sont dus.
L’obligation de protéger l’intérêt supérieur des enfants
Le Comité des droits de l’enfant a précisé que l’intérêt supérieur des enfants non accompagnés et séparés devrait être un « principe directeur pour déterminer la priorité des besoins de protection et la chronologie des mesures à appliquer » à toutes les étapes du cycle de déplacement.[193] Les directives de l’UE exigent également que l’intérêt supérieur des enfants soit une considération primordiale.[194]
Les évaluations de l’âge ne devraient être utilisées que lorsque les autorités ont de sérieux doutes quant à l’affirmation d’un individu selon laquelle il a moins de 18 ans, plutôt que d’être utilisées comme une procédure standard. Le HCR insiste sur le fait que « [l]’évaluation de l’âge ne doit jamais être utilisée de manière routinière » et qu’en vertu du droit européen, l’évaluation de l’âge ne devrait être utilisée que s’il existe « des raisons de douter sérieusement de l’âge d’une personne. »[195]
De plus, en vertu de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, les gouvernements sont tenus de garantir que les enfants handicapés, notamment les enfants ayant des besoins psychosociaux, bénéficient d'aménagements raisonnables ou de modifications et d’ajustements appropriés afin de garantir qu'ils puissent jouir de leurs droits sur un pied d'égalité avec les autres.[196]
Nos recherches indiquent que des procédures d’évaluation de l’âge sont systématiquement utilisées à Marseille, ce qui ne respecte ni l’intérêt supérieur de l’enfant ni les normes internationales.
Le droit au logement
En vertu de la Convention relative aux droits de l’enfant, tout enfant a droit à des conditions de vie « adéquates pour son développement physique, mental, spirituel, moral et social. » [197] De même, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, auquel la France est un État partie, garantit le droit au logement comme élément du droit à un niveau de vie suffisant.[198] Ceci est conforme au préambule de la Constitution française, qui appelle l'État à « assurer à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement… il garantit à tous, notamment aux enfants, aux mères et aux travailleurs âgés, la protection de leur santé, la sécurité matérielle, le repos et des loisirs. » [199]
Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies souligne que chacun a droit à un logement convenable, quels que soient des facteurs tels que « l’âge, la situation économique, le groupe ou toute autre affiliation ou statut et d’autres facteurs similaires. »[200] En examinant la France, le Comité s’est dit préoccupé par « la situation d’extrême précarité des conditions de vie des enfants migrants non accompagnés. » Il s’est inquiété de ce que « ceux-ci ne bénéficient pas d’une protection adéquate, n’ont pas un accès effectif à des services de santé et, parfois, ne sont pas scolarisés, en raison d’une prise en charge inadéquate par les services départementaux d’aide sociale (art. 10). »[201] Le Comité a recommandé à l’État partie « d’assurer que les migrants et demandeurs d’asile puissent avoir accès à des hébergements d’urgence dans des conditions dignes et bénéficier de prestations sociales adéquates. »[202]
En ce qui concerne les enfants migrants en particulier, le Comité européen des droits sociaux a statué que les enfants migrants non accompagnés jouissent du droit à un hébergement, et la Cour européenne des droits de l'homme a estimé que le manquement des autorités à assumer cette responsabilité peut équivaloir à un traitement dégradant.[203]
Les enfants à Marseille qui ne sont pas formellement reconnus comme tels doivent dormir soit dans la rue, soit dans des foyers pour adultes inadéquats et potentiellement dangereux pour les enfants. Cela viole leur droit à la protection contre « la violence physique ou psychologique, les blessures ou les abus, l’abandon ou la négligence, les mauvais traitements ou l’exploitation. »[204] L’incapacité de l’État français à héberger ces enfants porte atteinte à la protection et aux soins nécessaires à leur bien-être, ainsi qu’à leur droit inhérent à vivre dignement.[205]
Accès aux soins de santé
Le droit à la santé — tant physique que mentale — est protégé par le droit international des droits humains. Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels garantit le droit à « la jouissance du meilleur état de santé physique et mentale possible » propice à une vie digne.[206] L’accès effectif aux services de santé sexuelle et reproductive fait partie de ce droit et est « essentiel à l’ensemble des droits humains ».[207] L’article 24 de la Convention relative aux droits de l’enfant reconnaît également « le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé qu’il soit capable d’atteindre » et exige des États qu’ils « s’efforcent de garantir qu’aucun enfant ne soit privé de son droit d’accès à de tels services de soins de santé. »[208]
Le statut administratif d’un enfant ne devrait pas impacter son accès à ce droit. Le Comité des droits de l’enfant, ainsi que le Comité des travailleurs migrants, ont appelé les États à « veiller à ce que la santé des enfants ne soit pas compromise par la discrimination, qui constitue un facteur important contribuant à la vulnérabilité. »[209] Le Comité des droits de l’enfant a également déclaré que les enfants séparés ou non accompagnés « devraient avoir le même accès aux droits (y compris à l’éducation, à la formation, à l’emploi et aux soins de santé) que ceux dont jouissent les enfants nationaux. »[210] De son côté, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels s'est inquiété du fait qu’en France « les enfants migrants non accompagnés . . . n’ont pas un accès effectif à des services de santé »[211] et a recommandé à la France « de renforcer les capacités des services chargés de l’évaluation et du suivi des enfants non accompagnés, notamment de l’Aide sociale à l’enfance, afin d’assurer le respect de leur dignité et de leurs droits, notamment leur droit à la santé et à l’éducation. »[212]
Dans le cadre de leur droit à la santé, tous les enfants, notamment les enfants handicapés, ont le droit de jouir du meilleur état de santé mentale possible et, si nécessaire, d’avoir accès aux services psychosociaux.[213]
Malgré ces normes internationales, les politiques actuellement mises en œuvre par l’État français et le département des Bouches-du-Rhône ne garantissent pas le droit des enfants migrants non accompagnés à une prise en charge rapide et de qualité. L'incapacité du département à fournir aux enfants non accompagnés à Marseille une prise en charge médicale et psychologique, ainsi qu’à prévenir les maladies et l'aggravation de maladies existantes, constituent des violations du droit à la protection de la santé et du droit à l'assistance sociale et médicale au titre de la Charte sociale européenne.[214]
Le droit à l’éducation
La Charte européenne des droits fondamentaux stipule que « toute personne a droit à l’éducation et à l’accès à la formation professionnelle et continue… notamment la possibilité de bénéficier d’un enseignement obligatoire et gratuit. »[215] De même, le CRC et le PIDESC obligent les États parties à rendre l’enseignement primaire « obligatoire et accessible gratuitement à tous ».[216]
Le Comité des Nations Unies sur les droits des travailleurs migrants et le Comité des droits de l’enfant ont appelé conjointement les États à garantir que « [t]ous les enfants dans le contexte de la migration internationale aient pleinement accès à tous les niveaux et à tous les aspects de l’éducation, notamment l’éducation de la petite enfance ainsi que la formation professionnelle, sur la base de l’égalité avec les ressortissants du pays où vivent ces enfants. »[217] Dans des termes similaires, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a établi que « le principe de non-discrimination s’étend à toutes les personnes d’âge scolaire résidant sur le territoire d’un État partie, y compris les non-ressortissants, et quel que soit leur statut juridique. »[218] Examinant le respect du PIDESC par la France, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a noté avec inquiétude que les enfants migrants non accompagnés « dans certains cas, ne vont pas à l'école en raison d'une prise en charge inadéquate par les services sociaux départementaux »[219] et a appelé la France à renforcer son système de protection à l'enfance afin de garantir le respect du droit à l’éducation.[220]
Pour éviter toute interruption dans l'éducation, le département des Bouches-du-Rhône devrait lever les obstacles qui empêchent les enfants migrants non accompagnés à Marseille de s'inscrire librement et sans délai à l'école.
Remerciements
Ce rapport a été rédigé par Delphine Starr, chercheuse adjointe à la division Droits des enfants à Human Rights Watch, sur la base des recherches qu'elle a menées de mars 2023 à janvier 2024. Il a été relu par Michael Garcia Bochenek, conseiller juridique senior auprès de la division Droits des enfants ; Bénédicte Jeannerod, directrice France ; Tom Porteous, directeur adjoint de programme ; et Aisling Reidy, conseillère juridique senior.
Emina Ćerimović, chercheuse senior, division des Droits des personnes handicapées ; Hillary Margolis, chercheuse senior, division des Droits des femmes ; Kyle Knight, chercheur principal sur la santé ; Eva Cossé, chercheuse senior, division Europe et Asie Centrale ; Elvire Fondacci, coordonnatrice de plaidoyer senior ; Nadia Hardman, chercheuse, division des Droits des réfugiés et des migrants ; et Hanan Salah, directeur associé de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord, ont également examiné et commenté le rapport. Joya Fadel, collaboratrice à la division Droits des enfants ; Travis Carr, responsable des publications, Fitzroy Hepkins, directeur administratif principal, et Jose Martinez, agent administratif, ont mis en page et édité le rapport. Danielle Serres a traduit le rapport en français, et Elvire Fondacci et Bénédicte Jeannerod en ont relu la traduction en français
Human Rights Watch remercie les organisations non gouvernementales et les personnes qui ont généreusement contribué à ce travail de recherche. Cela inclut le personnel et les bénévoles de Médecins Sans Frontières, Collectif 113, Soutien 59 Saint-Just, RAMINA, Le Comede, Médecins du Monde, Commission des Mineurs non accompagnés du Barreau des Avocats de Marseille, IMAJE Santé, Projet ASSAb, ESPACE, Osiris, ADJIE, Utopia 56, Anafé, La Cimade, Droit À l’École, Secours Catholique, et Safe Passage France qui ont apporté leur expertise et aidé à organiser les entretiens. Nous remercions également les employés de l'ADDAP 13 qui ont accepté de nous rencontrer.
Enfin, nous sommes particulièrement reconnaissant.es aux enfants et aux jeunes adultes qui ont accepté de partager leurs expériences.