Il y a un an, vous avez commencé à travailler à la mise en œuvre d’une approche unique qui consiste à demander au Myanmar de rendre des comptes devant la CIJ. Comment en est-on arrivé là ?
L’idée qui consiste pour un pays n’ayant aucun lien avec les crimes commis à saisir la Cour internationale de justice n’avait jamais été mise en œuvre auparavant, même si, techniquement, tout État partie à la Convention sur le génocide de 1948 a la possibilité de le faire. Le fait qu’il s’agisse de la Gambie – un petit pays africain qui se remet de plus de 20 ans de dictature – et non d’un grand pays riche, rend son leadership encore plus remarquable.
Cela fait plus de deux ans maintenant que la dernière campagne de nettoyage ethnique du Myanmar a commencé, et les atrocités commises par l’armée à l’encontre des Rohingyas remontent à plusieurs années. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de conséquences jusqu’à présent ?
Le traitement brutal infligé par le Myanmar depuis longtemps à l’ethnie Rohingya est exactement le type de crise pour lequel la Cour pénale internationale (CPI) a été créée. La CPI juge les personnes accusées de crimes internationaux graves, tandis que la CIJ statue sur les différends entre pays. Mais comme le Myanmar n’est pas membre de la CPI, seul le Conseil de sécurité des Nations Unies pourrait saisir la CPI de la situation. Cela ne s’est pas produit parce que la Chine s’interpose en tant qu’alliée et protectrice du Myanmar et qu’en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, elle peut mettre son veto à toute résolution. La menace implicite d’un veto chinois a permis d’étouffer les critiques sur le bilan catastrophique du Myanmar en matière de droits humains et d’empêcher que la situation ne soit déférée à la CPI.
Il fallait trouver un pays pour porter l’affaire devant la CIJ. Comment cela s’est-il passé ?
Lorsque nous avons commencé à soulever cette question, à l’ONU à New York, auprès du Canada et d’autres pays qui s’étaient exprimés sur le génocide des Rohingyas, ils nous ont dit : « C’est une idée créative et très intéressante – mais cela ne se produira pas ». Nous avons contacté les pays qui avaient ratifié la convention sur le génocide en Europe, en Afrique, en Asie et dans les Amériques.
Puis, sortant de nulle part, la Gambie, pays d’Afrique de l’Ouest, a fait part de son intention de se lancer dans cette entreprise. J’aimerais pouvoir nous en attribuer le mérite ! La vision, le courage moral et le leadership du ministre gambien de la justice, Aboubacar Tambadou, dans sa quête de justice pour les Rohingyas, sont une véritable source d’inspiration. La Gambie a montré au monde entier qu’il existait un État suffisamment courageux pour s’attaquer à la brutale campagne de nettoyage ethnique du Myanmar et pour prendre le risque de s’attirer la colère de la Chine.
La décision de la Gambie a donné un nouveau souffle à nos efforts visant à sensibiliser les pays du monde entier sur cette question, puisque désormais il s’agit de leur demander d’aider la Gambie dans sa décision.
La Gambie sort tout juste de deux décennies d’une dictature brutale. Pourquoi s’est-elle engagée dans cette voie ?
Le ministre gambien de la Justice, Aboubaccar Tambadou, a travaillé comme procureur au Tribunal pénal international pour le Rwanda, où il a instruit des affaires liées au génocide rwandais de 1994. Lorsqu’il s’est retrouvé à l’improviste au Bangladesh, envoyé à la dernière minute pour représenter son pays à la conférence annuelle de l’Organisation de la coopération islamique, il a rencontré des réfugiés rohingyas dans le camp de Cox Bazar, au Bangladesh. Il raconte qu’après avoir entendu les récits des uns et des autres, il est devenu clair pour lui qu’ils avaient été confrontés à un génocide. Il s’est senti moralement obligé de faire quelque chose pour y remédier.
Comment s’est déroulée l’audience de la CIJ à La Haye en décembre ?
Nous avons emmené à La Haye deux activistes rohingyas, et vivre ce moment avec eux était profondément émouvant. Ils ont eu l’impression d’être enfin reconnus par la cour mondiale quand leur gouvernement essayait de les invisibiliser. Si cela les a profondément bouleversés, cela leur a aussi donné de la force.
À l’extérieur du tribunal, il y avait des manifestations, beaucoup de cris et de chants de Rohingyas mais aussi de partisans du gouvernement du Myanmar. La décision d’Aung San Suu Kyi, dirigeante de facto du Myanmar et lauréate du prix Nobel de la paix, de défendre l’armée en personne devant le tribunal a suscité encore plus d’attention, et n’a fait qu’augmenter le nombre des manifestants et la présence des médias.
Les activistes rohingyas ont déclaré qu’ils s’étaient sentis trahis par Aung San Suu Kyi, qui avait été assignée à résidence pendant de nombreuses années par le gouvernement militaire de l’époque pour son activisme en faveur de la démocratie. Ils m’ont dit qu’ils avaient espéré qu’elle se positionnerait comme leur protectrice, mais qu’au lieu de cela, elle protégeait plutôt les militaires.
Que signifie le fait qu’Aung San Suu Kyi ait défendu l’armée du Myanmar devant un tribunal ?
Le fait qu’elle se soit rendue à La Haye et qu’elle ait personnellement défendu les actions de l’armée contre une communauté minoritaire signifie qu’elle a approuvé les atrocités commises par l’armée devant un tribunal, et ce devant le monde entier. Elle s’est rangée du côté des auteurs de ces crimes, plutôt que du côté des victimes.
Que signifie l’ordonnance de la cour pour les Rohingyas, et pour la justice internationale ?
La CIJ a ordonné au Myanmar d’empêcher le génocide, ce qui pourrait avoir un réel impact sur la protection des 600 000 Rohingyas qui sont encore dans le pays. En outre, le processus de la CIJ signifie que les survivants et activistes rohingyas disposent d’une plateforme pour que ce qu’ils ont vécu soit reconnu.
L’ordonnance de la CIJ rappelle avec force que le Myanmar ne devrait pas s’appuyer sur des pays puissants – notamment sur la Chine – pour se soustraire aux responsabilités qui lui incombent en vertu de la convention sur le génocide et d’autres traités internationaux. Elle montre aussi que tant que des pays comme la Gambie sont prêts à s’engager, la justice internationale peut prévaloir.
La décision du tribunal peut-elle être exécutée ?
La CIJ a rendu un arrêt juridiquement contraignant, mais son application, compte tenu des antécédents du Myanmar, pourrait s’avérer difficile. Le reste du monde devra mettre l’accent sur le coût politique pour le Myanmar du non-respect de cette décision et montrer à ce pays que d’autres pays sont attentifs à la situation. Human Rights Watch encouragera les gouvernements à faire usage de leur influence diplomatique sur le Myanmar pour améliorer la situation des Rohingyas. Nous allons aussi promouvoir des résolutions au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et à l’Assemblée générale des Nations Unies afin d’envoyer un message fort au Myanmar pour qu’il se conforme à l’ordonnance de la cour. Le Conseil de sécurité pourrait lui aussi jouer un rôle important dans l’application de cette décision, mais en raison du droit de veto de la Chine, je ne me fais pas trop d’illusions. À cet égard, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, qui a publié une déclaration ferme en faveur de l’arrêt de la CIJ et a encouragé le Conseil de sécurité à agir dans le cadre de la crise des Rohingyas par le passé, pourrait être un acteur clé.
Quelle est la prochaine étape ?
La CIJ va maintenant entendre les arguments des deux parties sur le fond de l’affaire, à savoir si le Myanmar a commis ou non un génocide à l’encontre des Rohingyas. Le chemin est long, il faudra des années pour aller au bout et aucune issue n’est certaine. Mais cette ordonnance de la cour, et le fait que cette dernière exige que le Myanmar rende compte régulièrement – soit tous les six mois – de sa mise en œuvre, montre clairement que la cour prend l’affaire très au sérieux et que son examen ne va pas s’arrêter là. Cela pourrait largement contribuer à protéger les Rohingyas restés au Myanmar.
Vous vous êtes réveillée à 3h30 du matin à New York pour entendre la décision et finaliser la réponse de Human Rights Watch. Était-ce ce que vous attendiez ?
Tout cela semble surréaliste. J’avais le sentiment que la cour rendrait une décision favorable, mais le fait que les 17 juges aient statué à l’unanimité est tout simplement incroyable. Cela ajoute du poids à l’ordonnance. Il y a eu un moment de panique juste au début et j’ai pensé : et s’ils statuaient contre la Gambie ? Que dirions-nous à nos partenaires rohingyas ? Sans parler des questions logistiques – diffuser rapidement notre communiqué de presse, répondre aux appels des médias et commenter sur les réseaux sociaux pour expliquer au monde cette victoire importante pour les Rohingyas, la Gambie et la justice internationale.
Lorsque, à la fin de l’arrêt, le juge qui présidait a dit « à l’unanimité », l’entendre le répéter quatre fois a vraiment fait passer le message.
Si vous m’aviez dit il y a un an que nous en arriverions là, je vous aurais répondu : « vous êtes folle ! » Mais n’est-ce pas notre travail ? Faire notre part pour que les choses bougent et aider les survivants à obtenir la justice à laquelle ils ont droit.
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